lundi 29 avril 2013

ON GAZAIT AUSSI AU STRUTHOF (ET LES ALSACIENS N'ONT RIEN VU ...MALGRE EUX)

Histoire

  L’horrible collection anatomique strasbourgeoise du professeur Hirt


le 28/04/2013  
 Hervé de Chalendar
 

De gauche à droite, Sonia Rolley, Tancrède et Axel Ramonet (réalisateurs) et Frédérique Neau-Dufour, directrice du Centre européen du résistant déporté (Struthof), lors de la présentation du documentaire à Rothau, début avril. Photo Claude Truong-Ngoc
De gauche à droite, Sonia Rolley, Tancrède et Axel Ramonet (réalisateurs) et Frédérique Neau-Dufour, directrice du Centre européen du résistant déporté (Struthof), lors de la présentation du documentaire à Rothau, début avril. Photo Claude Truong-Ngoc


Lundi, sur France 3, un documentaire aborde un épisode souvent occulté de la Seconde guerre : il y a 70 ans, 86 personnes étaient gazées au Struthof, et leurs corps emmenés à Strasbourg afin d’y constituer une « collection » de squelettes juifs.


« Chaque fois que j’en parle, j’ai l’impression que les gens découvrent le sujet , s’étonne Sonia Rolley. Et ce n’est pas normal ! » Ce « sujet », c’est celui des 86 juifs gazés il y a 70 ans au Struthof, dans le Bas-Rhin,et dont les corps ont été retrouvés, à la Libération, baignant dans des cuves emplies d’alcool, dans les sous-sols de l’institut d’anatomie de Strasbourg (dans l’hôpital civil). Le professeur nazi August Hirt entendait ainsi constituer une « collection anatomique » gardant, au sein de l’université alsacienne, la trace de ce qu’était la « race juive » après sa disparition programmée (voir ci-contre).

Résistances
Sonia Rolley est aujourd’hui journaliste à Radio France Internationale. Elle a eu connaissance de cette histoire en 2005, quand elle était étudiante à l’école de journalisme de Strasbourg (Cuej). « Je voulais réaliser une émission de radio sur les légendes urbaines qui hantaient les couloirs de l’université. Un ami m’a alors parlé des ‘‘bouts de juifs’’ qui se trouveraient dans la collection anatomique… C’était une expression employée en fac de médecine, sans savoir ce que ça recouvrait ». L’étudiante confronte alors cette légende à la réalité. Elle interroge pour l’occasion un ponte universitaire, qui, se souvient-elle, évacue la question « en affirmant que ses étudiants ne sont pas censés porter cette mémoire. Je n’imaginais pas à quel point cette histoire pouvait provoquer de résistances… »

À cette époque, un médecin psychiatre strasbourgeois, Georges Federmann, créateur du cercle Menachem Taffel, se faisait déjà un devoir d’affronter ces réticences locales (lire ci-dessous). 70 ans plus tard, le brouillard tend enfin à se dissiper. Grâce à l’action opiniâtre du cercle, mais aussi, notamment, aux travaux menés par le journaliste allemand Hans Joachim Lang (qui a révélé le nom des victimes) et les chercheurs Patrick Wechsler et Robert Steegmann, cette énormité nazie en Alsace a entrepris sa lente sortie de l’oubli, pour ne pas dire du déni.
Zones d’ombre

La diffusion ce lundi sur France 3 du documentaire Au nom de la race et de la science pourrait accélérer ce mouvement de reconnaissance. 

Cette enquête est cosignée par Sonia Rolley, Axel et Tancrède Ramonet. Devenue grand reporter au Rwanda et au Tchad, l’ancienne étudiante n’avait oublié ni cette histoire, ni les résistances qu’elle suscite. Elle a soumis ce projet aux deux autres coauteurs il y a quatre ans. « J’ai proposé ce sujet parce je ne comprenais pas pourquoi personne ne l’avait encore traité ! On a entrouvert la porte, et j’espère que beaucoup d’autres vont s’y engouffrer. C’est un premier film et il y en a encore beaucoup à faire. Par exemple sur les victimes elles-mêmes, sur le travail de Lang, dont le livre n’a pas encore été traduit en français, sur celui du cercle Taffel… »

L’appel aux nouvelles recherches est d’autant plus important que demeurent plusieurs zones d’ombre. Ainsi, les victimes ont-elles vraiment été sélectionnées, et selon quels critères ? Et pourquoi le professeur Hirt ne s’est-il plus occupé de ces corps une fois qu’il les a réceptionnés ?
Georges Federmann annonce la parution, pour l’automne, d’un nouveau livre : il sera l’œuvre d’un auteur allemand nommé Julien von Reitzenstein et pourrait apporter son lot de révélations.
VOIR Au nom de la race et de la science, Strasbourg 1941-1944 , documentaire de 55 minutes réalisé par Sonia Rolley, Axel et Tancrède Ramonet (production Temps Noir), ce lundi 29 avril, à 23 h 45, sur France 3.

23 novembre 1941. Inauguration de la Reichsuniversität de Strasbourg. Comme celle de Prague, cette université en territoire annexée devait être une vitrine de la « science » nazie. Parmi les 28 nouveaux professeurs figure un anatomiste fanatique et ambitieux : August Hirt, 43 ans. Sa famille est d’origine suisse, mais il est né en Allemagne, à Mannheim, et est membre de la SS depuis 1933 (il atteindra le grade de commandant). Lors de cette cérémonie, il rencontre Wolfram Sievers, proche de Himmler et un des dirigeants de l’Ahnenerbe («Héritage des ancêtres »), sorte de centre de recherches de la SS essayant de prouver la supériorité de la race aryenne.
2 novembre 1942. Hirt écrit à Himmler, chef de la SS, afin d’obtenir 150 squelettes de juifs pour un projet de « collection anatomique ». Sa requête est acceptée. Dans un premier temps, Hirt ambitionne précisément de collectionner des « crânes de commissaires bolcheviques juifs ».

Juin, puis août 1943. Anthropologue de l’Ahnenerbe (il a effectué des expéditions au Tibet sur les traces supposées des origines aryennes), Bruno Beger est chargé de « sélectionner » une centaine de personnes à Auschwitz, en l’absence de Hirt. Celui-ci veut qu’elles soient tuées en Alsace. 87 personnes seraient donc amenées en août au Struthof. À 500 mètres du camp, une ancienne salle des fêtes vient d’être aménagée en chambre à gaz. Une femme se serait rebellée au moment d’y être conduite, et tuée par balles. Les 86 autres personnes sont asphyxiées au zyklon B, en quatre groupes. Les corps sont transférés à l’institut d’anatomie aussitôt après leurs décès ( « Les yeux étaient encore ouverts et brillants » , dira un employé), traités par des injections artérielles (de formol notamment) et placés dans des cuves emplies d’alcool éthylique. Curieusement, Hirt n’y touche plus...

1er décembre 44. Les 86 corps (17 cadavres entiers et 166 segments) sont découverts dans les cuves par les alliés. Des autopsies sont pratiquées. Quelques semaines plus tôt, Hirt avait demandé qu’ils soient rendus méconnaissables, et notamment que les têtes et les tatouages du bras gauche soient enlevés. Mais ces matricules avaient été relevés par un assistant, ce qui permettra leur identification. Hirt aurait gardé pour lui les dents en or.

2 juin 1945. Hirt se suicide dans la Forêt-Noire, en se tirant une balle dans la tête. Himmler avait avalé du poison peu avant. Sievers a été condamné à mort et pendu en 1948. En revanche, Bruno Beger (qui assura ne pas connaître le sort des sélectionnés) vivra jusqu’à ses 98 ans ; il a rencontré à plusieurs reprises le 14e dalaï-lama.

23 octobre 1945. Les corps des 86 victimes sont enterrés à Strasbourg-Robertsau. Ils ont ensuite été transférés en 1951 au cimetière de Strasbourg-Cronenbourg.
Deux ans après son ouvrage consacré au gauleiter Robert Wagner, l’historien (et conseiller général) Jean-Laurent Vonau poursuit son travail à partir des archives de procès et d’instructions en publiant un ouvrage consacré aux jugements des gardiens des camps nazis en Alsace annexée, à Schirmeck (« camp de sûreté ») et au Struthof (« camp de concentration »).
Une partie de ce livre est consacrée aux procès des « médecins de la mort », à Metz, en 1952. Au-delà de la collection anatomique, l’ouvrage aborde aussi les expérimentations nazies sur des prisonniers (dont des Tziganes) utilisés comme cobayes pour des recherches contre les gaz ou le typhus.
LIRE Profession bourreau, Struthof-Schirmeck, les gardiens face à leurs juges , Jean-Laurent Vonau, La Nuée Bleue, 285 pages, 22 €.
RENCONTRER L’auteur sera à la librairie Kléber de Strasbourg le 4 mai (17-19 h) ; à la foire du Livre de Saint-Louis le 5 mai ; aux librairies Bisey de Mulhouse le 11 mai (15-17 h) et Hartmann de Colmar le 18 mai (15-17 h).
Le psychiatre strasbourgeois Georges Federmann a créé en 1997 le cercle Menachem Taffel pour lutter contre l’oubli qui menaçait les victimes de Hirt.
« Durant tout mon cursus de médecine à Strasbourg, je n’ai jamais entendu parler de cette histoire… » Après ses études, Georges Federmann s’est installé comme psychiatre, en 1988, dans la capitale alsacienne. Et ce n’est qu’en 1992 que deux chercheurs du CNRS lui apprennent la découverte en 1944, à l’institut d’anatomie, des corps « commandés » par Hirt. Ils avaient alors écrit à un responsable universitaire pour que cette mémoire soit ravivée ; on leur avait répondu qu’il n’y avait aucun lien à faire entre l’université actuelle et la Reichsuniversität, et que présenter les méfaits nazis serait « de nature à créer une inadmissible ambiguïté ».

« Ambiguïté »

« C’était comme si cette parenthèse était hors de l’Histoire , commente Georges Federmann. J’ai appelé cette attitude du révisionnisme par défaut… Le fait de ne pas l’enseigner laisse croire que c’est accidentel, que ça ne peut pas se reproduire, alors qu’il faudrait en faire à l’inverse un cas d’école. Il ne faut pas oublier que jusqu’en 1933, la médecine allemande est celle qui a fourni le plus de prix Nobel ».

Dès 1997, à l’occasion de la tenue à Strasbourg d’un congrès du Front national, Federmann crée avec le psychanalyste kehlois Roland Knebusch une association : le cercle Menachem Taffel, du nom de la seule victime alors identifiée. Il doit s’imposer face à un certain milieu universitaire, mais aussi, précise-t-il, un certain milieu juif, « car on n’appréciait pas trop que l’étendard de cette mémoire soit porté par quelqu’un comme moi, qui suis juif, mais aussi pro-palestinien… »

Georges Yoram Federmann n’est pas un psychiatre ordinaire. Il s’est fait connaître par son obstination à vouloir soigner les exclus. En novembre 2005, un ancien patient a fait irruption dans son cabinet, tué sa compagne et lui a logé quatre balles dans le corps.

Une plaque et un quai

Curieux hasard, quelques jours plus tard, le cercle obtenait sa première grande reconnaissance : une plaque était inaugurée à l’entrée de l’institut d’anatomie « en mémoire des 86 victimes juives assassinées par August Hirt ». En mai 2011, une partie du quai Pasteur, à Strasbourg, proche de l’institut, a été rebaptisée du nom de Menachem Taffel sur la proposition de l’adjointe Nicole Dreyer.

Désormais, le psychiatre demande notamment que le rapport d’autopsie pratiqué sur les victimes soit distribué à tous les étudiants de médecine de Strasbourg. Et il compare la réticence qu’il a fallu vaincre pour l’apposition de la plaque aux honneurs dont est toujours entourée la mémoire du professeur Leriche, qui donne son nom à un pavillon de l’hôpital civil : « Or, ce Leriche fut, jusqu’à fin 42, le premier président du conseil supérieur de l’ordre des médecins créé par Vichy. Et ce conseil de l’ordre a participé au recensement des médecins juifs et à leur expulsion. »
CÉRÉMONIE. Ce dimanche, à 10 h, le cercle Menachem Taffel organise comme chaque année un hommage aux victimes de Hirt devant l’institut d’anatomie de Strasbourg.
Unique victime connue jusqu’aux recherches menées par Hans Joachim Lang, Menachem Taffel avait le matricule 107969 tatoué sur l’avant-bras gauche. Né en Pologne le 28 juillet 1900, il avait été déporté le 13 mars 1943 à Auschwitz-Birkenau avec sa femme Klara, 44 ans et leur fille Ester Sara, 15 ans. À Berlin, ils habitaient au 9, rue d’Alsace (Elsasserstrasse)…
Sur les 86 victimes, 36 étaient des femmes. La plus jeune avait 15 ans. Une bonne moitié venait de Thessalonique. Les autres étaient originaires d’Allemagne, de Pologne, d’Autriche, etc. Il y avait un seul Français : Jean Kotz, né en 1912.

(lepays.fr)
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