vendredi 28 novembre 2008

UN TEXTE DE ROBERT BRASILLACH SUR DRIEU LA ROCHELLE




TOUJOURS AMER : DRIEU








[Extrait des Quatre Jeudi de Robert Brasillach]

Toujours amer, c'est le titre d'un article de Drieu, en 1943.

On pourrait le mettre en sous-­titre, me semble-t-il, à beaucoup de ses livres, à beau­coup de ses articles. Pourquoi ne pas répéter ici que je n'ai pas toujours aimé ce qu'il écrivait, puisqu'il m'est arrivé de l'écrire ailleurs ? Mais, dans les années qui ont précédé immédiatement la guerre, cet accent vraiment authentique, ce style simple, hautain et naturel, petit à petit, s'emparaient de tous. On ne veut même pas faire allusion au retentissement qu'ont eu, après l'armistice, les paroles recueillies, dans Ne plus attendre, ou, plus encore, les articles lucides et noirs de l'automne 1943, quand celui qui fut « le jeune Européen » ranima son ancien socialisme, pour proposer les solutions les plus hardies.

Mais déjà, avant la guerre, c'était le même Drieu qui nous parlait, lorsqu'il évoquait en Saint-Just le garçon qui eut vingt-deux ans en 1789, et c'était lui dont nous entendions à nouveau la voix dans cette Charlotte Corday encore inédite, qu'il a fait jouer en pro­vince, et où s'expriment les accents divers de la fidélité au sol et de la fidélité à la révolution. Sans se renier, il a pu recueillir ses Ecrits de jeunesse, jeter sur le papier ses Notes pour comprendre le siècle, rééditer Gilles, et nous avons mieux compris, sans doute, cet homme qu'on a accusé de tant de variations, et qui pourtant n'a jamais fait qu'approfondir les intuitions de sa jeunesse. Longtemps, les romans nonchalants et sensuels nous avaient déguisé son vrai visage, et je n'ai toujours pas acquis beaucoup de tendresse pour le personnel d'oisifs et d'« hommes couverts de femmes » qui s'y ébat. Mais il me semble mieux comprendre pourquoi Drieu s'est fait le peintre d'une société condamnée. Si j'avais aimé, jadis, Mesure de la France ou La Comédie de Charleroi, je crois que c'est à Rêveuse bourgeoisie que je dois, en 1937, d'avoir mieux compris Drieu, et j'ai relu ce livre, assez de fois pour être sûr que c'est un roman qu'il ne faudra point oublier dans l'histoire littéraire de l'entre-deux­guerres.

Pierre Drieu La Rochelle par Bérénice Cleeve,in Bulletin des Amis de Drieu La Rochelle.
C'est avec beaucoup de méfiance, je l'avoue, que j'avais commencé sa lecture. Ce livre me paraissait soumis à une mode bien curieuse, celle de la résurrection du naturalisme. Quelques écrivains, plus connus par leurs accointances avec le surréalisme, par leur conception assez aristocratique de l'art, se sont mis brusquement à cette époque, à raconter de très longues histoires en style plat, exactement construites sur les modèles de la fin du siècle dernier. C'est la métamorphose chère à Aragon, ancien surréaliste et auteur d'ouvrages massifs comme Les Cloches de Bâle ou Les Beaux quartiers. Je ne suis pas sûr que Drieu La Rochelle n'ait pas désiré montrer qu'il était fort capable d'écrire un « vrai roman », une histoire de famille, de mariage, d'adultère, d'affaires, dans la bonne tradition des bibliothèques provinciales. Seulement, il faut dire tout de suite qu'il y a à peu près réussi, que Rêveuse bourgeoisie est sans doute son meilleur récit, et qu'il contient plusieurs passages étonnants et admirables. Ce n'est pas un ouvrages sans défauts que ce long roman qui nous raconte avec un grand luxe de détails le mariage d'Agnès Ligneul, il y a quelque quarante ans, avec Camille Le Pesnel. Mariage malheureux, parce que Camille est un velléitaire, qui ruine ses beaux-parents, et que, d'autre part, il a une maîtresse, Rose, dont il ne peut se séparer. La déchéance vient petit à petit et, à la fin du livre, c'est la fille du couple qui, par un artifice que je n'aime guère en principe, prend la parole et nous raconte sa vie, héritière d'un mauvais passé, sans scru­pules mais sans joie. Ce n'est pas un ouvrage sans défauts, et je pense que plusieurs le trouveraient ennuyeux. Pour ma part, j'y ai reconnu d'abord cet accent qui m'avait tant touché dans le livre de Charles Plisnier, Mariages, ou dans les Chroniques bourgeoises de Clarisse Pran­cillon. C'est-à-dire une application constante à la vie, un réalisme minutieux, et pourtant une sorte de féerie amère qui plane au-dessus de tout, une lucidité salubre, et le désenchantement de la jeunesse qui s'en va. Le dessein de Drieu La Rochelle est assez complexe : il nous montre sans doute une bourgeoisie « rêveuse », qui sacrifie justement aux songes naïfs, à de belles alliances, aux spéculations, et connaît mal la réalité, qui cherche l'amour ou le plaisir sans les connaître très bien. Il nous la montre condamnée, mais pourtant il ne la caricature pas. Car, libérée de ce qu'on pourrait nommer des préjugés, c'est Geneviève Le Pesnel, la fille de Camille, qui est la plus malheureuse. Et les figures les plus touchantes et les plus belles du livre sont celles de Mme Ligneul, et surtout de M. Ligneul, vieux bour­geois encore intacts, probes, travailleurs, très fins par surcroît. Mais le livre nous touche par autre chose que par les leçons que l'on peut chercher dans cette peinture d'une société déclinante. Je crois que c'est la première fois que son auteur réussit à nous donner l'impression de personnages vivants, avec ce Camille velléitaire, les parents Ligneul, la violente Agnès, la figure douce, charnelle et forte de Rose et l'admirable enfant qu'est le petit Yves. Je regrette un peu que la dernière page du récit soit confiée à Geneviève, que nous n'avons pas eu le temps de connaître avant, mais c'est peut-être à elle que sont dues les pages les plus belles de ce livre amer. Je pense en particulier à cette promenade à quatre, un jour d'été 1913, que font Geneviève et Yves, avec un jeune homme et une jeune fille, et où ils découvrent la jeunesse et la beauté du monde. Et c'est à la-veille de la guerre, à la veille de la mort et de la condamnation. La sensualité du récit devient ici une sorte de musique profonde et merveilleuse, à laquelle nul ne peut rester insensible. C'est par de tels passages que ce livre est autre chose que le décalque adroit d'un roman à la mode balza­cienne.
Il n'est d'ailleurs pas du tout balzacien, mais tout se passe comme si, au métier solide des romans de la fin du siècle, Drieu La Rochelle avait su emprunter les meilleurs éléments, tout en conservant le bénéfice des recherches désordonnées et poétiques de l'après-guerre. En se souvenant de ses autres livres, on peut penser qu'un tel alliage n'est pas neuf chez lui. Mais dans aucun livre, il ne nous avait donné cette impression triste et passionnée. « On est d'autant plus heureux de le dire, écrivions-nous alors, que Drieu La Rochelle, avec tous ses dons, nous avait longtemps fait attendre l'œuvre qui les réaliserait à peu près tous. C'est son véritable visage que nous montrent aujourd'hui ses personnages ardents et désespérés, comédiens sensuels et menteurs autour de qui croule le monde. » A la veille de la guerre, Drieu terminait Gilles, que la censure d'alors mutila sans réussir à le déformer, et où nous entendîmes à nouveau. cet accent désormais frater­nel. Tout ne nous séduisait pas, dans la biographie de ce héros moderne, et on nous le promenait un peu trop à travers des conspirations de cénacle et des aventures féminines un peu lassantes. Mais le premier épisode, la Permission, qui nous le montrait, jeune, cruel, élégant et dur, échappé provisoire de l'enfer des combats, avide de saisir la vie, nous ne l'oublierons pas. Et puis, c'était la commune histoire, la paix sans grandeur, la recherche du bonheur, du plaisir, de la puissance, où tant se sont enlisés. Gilles s'y enlisait, nous avec lui. Seulement, au-delà de ces fantômes, d'ailleurs ranimés avec une lucide précision, le monde moderne commençait en sourdine son épopée flamboyante. Sur la place de la Concorde, le 6 février 1934, Gilles rencontrait « le couple divin, le Courage et la Peur». Il comprenait sa vie, son destin, le destin et la vie du monde, il retrou­vait l'odeur de la guerre, et ce qui l'avait comblé dans sa dangereuse jeunesse. En même temps, une navrante aventure le jetait dans la douleur, la mort, l'amour, tout cela mêlé. Héros désaffecté ; c'est en Espagne qu'il ren­contrait son destin, frappé par une balle dans le camp des nationalistes. Auparavant, il avait pu s'apercevoir, par ceux qu'il avait rencontrés, qu'il faisait partie de l'immense guerre de religion, au delà des, frontières nationales, où la planète s'est jetée. Gilles est le héros et la victime du fascisme moderne, et c'est pourquoi son biographe effraya.
Avec Rêveuse bourgeoisie, il me semble que ce roman inégal et saisissant forme un beau diptyque. Car Gilles est sorti, en réalité, de cette bourgeoisie rêveuse et condamnée. Il n'est pas semblable tout à fait aux « réprouvés», qu'Ernst von Salomon nous montrés en Allemagne, héros d'après la défaite. Il a vécu de la vie la plus raffinée, la plus intellectuelle, il a aimé l'art nouveau, fréquenté les salons juifs, goûté le plaisir, fait souffrir les femmes. Et s'il découvre qu'il y a mieux à faire, il tient néanmoins par toutes ces fibres à cet univers qu'il condamne. Il est le fils, ou le neveu, malgré sa bohème et sa naissance obscure, des héros du livre précédent, il a gaspillé simplement leur héritage. Maintenant, il peut joindre en une seule les deux minutes éblouissantes de sa vie, celle de la guerre, et celle de la révolution nationale-socialiste. Parce qu'il n'y a pas été tout naturellement formé, il peut indiquer au monde d'où il sort et où il veut aller. Personnage de l'entre-­deux, intellectuel jusqu'au bout, il garde cette lucidité amère qui est le propre, désormais, de Drieu.

Toujours amer, certes, toujours amer... Mais merveilleusement lucide, aussi, ne l'oublions pas, au delà des erreurs de détail et d'une étonnante propension à deviner l'échec possible. Deviner n'empêche pas d'agir, ne pas espérer n'empêche pas d'entreprendre. Drieu, ou le Taciturne, pourrait-on dire, si précisément il ne refusait pas de se réfugier dans le silence : c'est parce qu'il ne supportait pas le silence de Paris, le silence de la France, qu'il s'est mis à écrire, après l'armistice de 1940, a-t-il declaré, en reprenant son travail. Et il a cherché alors à approfondir cette liaison entre la nation, l'Europe, la révolution, le socialisme, qui le hante depuis sa jeunesse. Dans ses Notes pour comprendre le siècle, il a évoqué un christianisme viril, « le grand Christ blanc» des bâtisseurs de cathédrales, la nécessité d'aimer le corps pour animer la philosophie de la vie moderne, et dans Charlotte Corday, il a laissé un étrange et beau portrait de la sainte du fascisme français, tentée par la Révolution, capable de comprendre le seul Saint-Just, refusant l'émigration, pure, violente, tranchant d'un coup de couteau le nœud de ses propres contradictions, vraiment l'Ange de l'Assassinat. Quittons-nous Rêveuse bourgoisie ? Quittons-nous Gilles ? Je ne le crois pas. Drieu a le sens le plus aigu du monde contemporain et des tragédies qu'il fait naître. Il n'a jamais cessé de décrire et de chanter la guerre, la décadence des possédants, les femmes, et de méditer sur les problèmes du chef. Il l'a fait avec plus ou moins de bonheur, selon qu'il se tenait plus ou moins près du concret, mais toutes les fois qu'il a su « se heurter à l'objet », comme le sou­haitait, au moment de son suicide, le héros du Feu follet, il nous a emporté dans un chant noir et saisissant. Si quelqu'un est capable d'écrire un jour le romande la guerre civile du XXe siècle, ce n'est pas André Malraux, qui ne voit qu'un côté des choses: c'est lui. Hardiment, nettement, il a pris à plusieurs reprises des positions politiques fermes et dangereuses. Mais l'avenir dira de lui qu'il ne fut jamais un conformiste. A ses amis, à ses alliés, il a dit ce qu'il pensait, il a, aux moments les plus durs, été la voix même de nos décep­tions et de nos désillusions, il a été l'honnête homme capable de parler haut et d'énumérer les erreurs commises de toutes parts. Cela, il l'a fait d'une manière simple et bougonne, sans abandonner sa tâche, et chez cet aristocrate d'esprit, on retrouve alors avec sympathie un tempérament assez populaire, celui de ces braves gens qui, soudain, haussent les épaules, s'arrêtent un instant, et reprennent leur travail en murmurant : « Si c'est pas malheureux... » Sa tâche à lui, contre vents et marées, c'est d'être sincère avec sa conviction intérieure et de dépeindre cette agonie bourgeoise dont il faudra bien que naisse un socialisme de chefs. La révolution et la guerre auront été les réactifs les plus violents du XIXe siècle. Drieu regarde leurs effets, et dans ses analyses désespérées, il les décrit et ne cesse jamais, inlassablement de désigner l'avenir, cet avenir qu'entravent amèrement les folies et les incompréhensions des hommes.

Robert Brasillach (1937-1943)

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