ON NE SAURA JAMAIS QUI A DENONCE JEAN MOULIN...
Laurent DOUZOU,
Lucie Aubrac,
Paris,
Perrin, 2009, 379 p.
Lucie Aubrac,
disparue en 2007, demeure une des figures majeures de la Résistance
française pendant la Seconde Guerre mondiale -et à double titre, car
elle incarne aussi un volet féminin longtemps négligé.
Laurent Douzou, professeur d'histoire contemporaine à l'IEP de Lyon et à l'université Lyon 2,
a côtoyé Lucie Aubrac à partir de 1984 pour sa thèse d'Etat. Après sa
mort, il ressent le besoin de bâtir une biographie du personnage, comme
il l'explique dans l'avant-propos, car finalement, il a plus travaillé
sur le mouvement Libération-Sud que sur Lucie Aubrac elle-même.
En outre, il mesurait combien cette personnalité complexe avait su,
parfois, jouer avec la vérité. Lucie Aubrac a pris en particulier des
libertés avec son parcours de jeunesse. Douzou part du postulat que ces
altérations sont dues à la propension qu'avait Lucie Aubrac à se
représenter la vie telle qu'elle l'aurait voulue, et non telle qu'elle
était pour elle. Ni hagiographie, ni pamphlet, ce travail se veut une
oeuvre pour comprendre le personnage. Pour ce faire, l'historien divise
le livre en trois parties chronologiques : 1912-1939, la partie la moins
connue, où la jeune fille modeste bataille pour son ascension sociale
et milite déjà pour une transformation sociale et politique ; 1939-1944,
avec le mariage et la Résistance ; enfin, 1944-2007, l'enseignement,
militante politique de la guerre froide puis de la mémoire de la
Résistance, tout en devant une icône de celle-ci dès les années 70.
Volontairement, Douzou cherche à ne pas s'appesantir sur les quelques
mois de 1943 qui ont suscité une énorme -et sans doute bien vaine-
polémique.
La première partie est d'ores et déjà intéressante puisque c'est celle avec laquelle Lucie Aubrac a souvent "triché".
Issue d'un milieu fort modeste, la jeune fille, appuyée par sa famille,
va se servir de l'éducation pour se hisser à un niveau qui sera le
sien. Non sans mal, d'ailleurs, puisque ses parents la privilégient face
à sa soeur moins douée. L'agrégation d'histoire est conquise de haute
lutte, à la force du poignet. Dès 1932, Lucie fait partie des Jeunesses
Communistes et du PC. Mais son caractère hors norme, qui la fait vite
remarquer dans le parti, la met dès le départ à la marge de celui-ci.
Dans l'enseignement, elle est aussi régulièrement absente pour des
motifs assez divers, ce qui réflète également une forte personnalité.
Ayant obtenu une bourse, elle devait partir aux Etats-Unis fin 1939,
mais la guerre interrompt ce projet.
En
outre, et on vient à la deuxième partie, elle épouse en décembre 1939
Raymond Samuel. Après avoir envisagé de partir aux Etats-Unis, le couple
s'implique dans les activités de Résistance dès la fin 1940 et surtout
au début 1941. Il s'installe à Lyon en octobre de cette dernière année
et prend une part active à la formation du réseau Libération-Sud.
Lucie Aubrac mène alors une double existence d'enseignante et de
résistante. Le domicile accueille nombre de personnes à la fois dans le
besoin ou participant aux actions contre les Allemands et le régime de
Vichy. En mars 1943, Raymond Aubrac est arrêté une première fois. Lucie
fait tout ce qui est en pouvoir pour faire libérer son mari, et elle y
parvient, mais non sans avoir froissé certains autres résistants, en
particulier les communistes, qui jugent qu'elle oublie un peu trop les
autres enjeux propres à la Résistance pour délivrer son époux. Le 21
juin, Raymond est de nouveau arrêté à Caluire, en compagnie de Jean Moulin, ce qui est cette fois beaucoup plus grave, d'autant plus qu'il tombe entre les mains de Klaus Barbie.
Lucie Aubrac, à nouveau, use de tous les subterfuges possibles pour
organiser son évasion, alors qu'elle est enceinte de six mois. Elle mène
en personne le groupe franc qui prend d'assaut le camion de transport
convoyant les prisonniers dont fait partie Raymond. Dans la nuit du 8 au
9 février, les époux Aubrac gagnent finalement l'Angleterre pour
échapper à la traque.
La troisième partie commence à partir du séjour à Londres. Alors que Raymond part à Alger, Lucie, devenue une figure de la Résistance pour les Britanniques, intervient régulièrement sur les ondes de la BBC et reste à Londres.
Lucie Aubrac revient en France à la Libération.
Elle exerce certaines
responsabilités dans le gouvernement provisoire et prend même, dans des
journaux de 1945, des positions très avant-gardistes -un combat
cependant vite stoppé par des questions financières.
Députée, elle
cherche dès 1946-1947 à renouer avec le PC, qui le fait de mauvais gré,
la laissant tout de même accueillir dans son domicile Hô Chi Minh lors
des négociations à Fontainebleau. Elle se présente aux élections
législatives mais elle est battue. Reprenant son activité d'enseignante
(avec des 3ème mixtes, par exemple, où on compte déjà plus de 30 élèves
par classe...), où son indépendance et sa stature irritent les
inspecteurs -sic- (dont les rapports cités par Laurent Douzou
ressemblent également fortement à ceux d'aujourd'hui), elle participe à
la commission sur l'historie de l'Occupation et de la Libération de la
France. Parallèlement elle milite pour l'appel de Stockholm, se plaçant clairement sous la bannière communiste, de même que dans la lutte contre la guerre d'Indochine.
En 1950, les époux Aubrac officialisent d'ailleurs le changement de
patronyme, conservant le nom d'emprunt propre à la Résistance.
Dès 1955
pourtant, Lucie Aubrac a visiblement repris son indépendance à l'égard
du PC et va suivre son mari à l'étranger, et ce d'autant plus qu'elle
commence à être lassée de l'Education Nationale en métropole. Ils sont
d'abord au Maroc, où les autorités française locales ne les voient pas arriver d'un bon oeil pour des raisons politiques, puis en Italie,
où Lucie Aubrac demande dès 1966 une retraite anticipée à l'Education
Nationale. En 1975, les époux Aubrac s'installent enfin à New York, avant de revenir en France dès 1976.
A
ce moment-là, Lucie Aubrac devient véritablement une icône de la
Résistance, soutient la gauche socialiste aux présidentielles de 1981 et
milite aussi pour le féminisme. On lui demande d'être présente à
l'inauguration de l'Institut d'Histoire du Temps Présent (IHTP),
successeur du Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale. L'horizon
commence à s'assombrir cependant avec l'extradition de Klaus Barbie de
Bolivie, en 1983, qui promet de faire des révélations fracassantes à son
procès.
En 1984, René Hardy, arrêté avec Raymond Aubrac à
Caluire et suspecté d'avoir donné des informations aux Allemands sur la
réunion, publie un premier ouvrage où il met cause les Aubrac.
C'est
alors que Lucie rédige son fameux livre, Ils partiront dans l'ivresse, dont va s'inspirer Claude Berri pour son film en 1997.
L'Histoire et Vingtième Siècle
soutiennent Lucie Aubrac, dont la position médiatique va alors
s'affirmer. Barbie, jugé et condamné en 1987, n'apporte finalement
aucune révélation fracassante, en tout cas à ce moment-là.
Devenue
quasiment aveugle, Lucie Aubrac doit cependant affronter en 1991, année
où Barbie meurt en prison, l'irruption d'un "testament" posthume
du bourreau nazi : elle en appelle aux historiens, qui restent cois. Il
faut attendre 1997 pour voir l'affaire rebondir : juste après la sortie
du film de Berri, un numéro d'Historia présente un article de Gérard Chauvy, auteur d'un livre qui met à nouveau en cause les Aubrac à Caluire sur la base du "testament" Barbie.
Le journal Libération décide alors d'organiser une "table ronde",
portant bien mal son nom, mettant face-à-face des historiens reconnus
de la période face aux époux Aubrac, pour faire le point et prendre
position sur cette affaire.
La rencontre fut tendue : les historiens
prirent position en faveur des résistants, mais non sans épargner le
couple Aubrac, et en particulier Lucie, familière de plusieurs d'entre
eux de par sa profession et son parcours. Parallèlement, Lucie Aubrac
continue malgré un état de santé dégradé d'intervenir devant des classes
scolaires ou pour des documentaires, prenant toujours position pour la
gauche aux élections et soutenant des causes diverses, comme celle du
juge Borrel assassiné à Djibouti. A sa mort en 2007, l'hommage
est unanime. Le 8 mai 2008, Nicolas Sarkozy la cite dans un discours
très marqué par sa thématique de "refus de la repentance". In
fine, comme le rappelle l'historien, le parcours de Lucie Aubrac est
hors norme aux sens littéral et figuré du terme. Elle a certes recomposé
son histoire, mais plus pour se réconcilier avec elle-même que pour
cacher des choses.
Ci-dessous, extraits du film Lucie Aubrac (1997) de Claude Berri.
Ci-dessous, extraits du film Lucie Aubrac (1997) de Claude Berri.
Ainsi, Laurent Douzou signe ce qui est pour le moment la seule véritable biographie "historienne"
de Lucie Aubrac, qui a l'avantage appréciable de remettre en
perspective le personnage à travers l'ensemble de sa vie et non de se
limiter à la seule période de la Résistance, prisme déformant à travers
lequel elle est souvent considérée. On peut regretter que les nombreux
ouvrages cités en notes de bas de page ne soient pas condensés dans une
bibliographie récapitulative.
En outre, Laurent Douzou ne revient pas en
détails sur l'affaire de Caluire, ce qui est un peu dommage, même si le
but de sa biographie est de ne pas trop s'y attarder. Cependant, il y
aurait eu peut-être moyen d'en dire un peu plus : en outre, l'historien
évite ainsi le sujet délicat de la fiabilité du témoignage de Lucie
Aubrac pour ces événements de l'année 1943, alors qu'il passe le reste
de la biographie à expliquer de quelle façon le personnage a pu, à de
nombreuses reprises, travestir de petits détails.
De même, le film de
Berri est passé rapidement alors qu'il avance une présentation politique
assez lisse de la Résistance et prend clairement parti, lui, pour
l'hypothèse de la culpabilité de René Hardy. On mettra cependant au
crédit de l'historien d'avoir clairement exposé les relations entre
Lucie Aubrac et le PC, moins figées ou idéalisées qu'on ne l'a souvent
présenté. Autre anecdote par laquelle on peut peut-être conclure :
Lucie Aubrac devient le sujet, en 1946, d'un comics américain largement basé sur ses aventures dans la Résistance ! Ce qui en dit long sur sa postérité...
L'annonce du décès de Lucie Aubrac à la télévision, ici.
Ci-dessous, une intervention de Lucie Aubrac dans une classe à Colmar, en 2004. Elle évoque la rencontre avec Klaus Barbie et son activité de résistante, et la notion de crimes contre l'humanité à la fin de l'extrait.
L'annonce du décès de Lucie Aubrac à la télévision, ici.
Ci-dessous, une intervention de Lucie Aubrac dans une classe à Colmar, en 2004. Elle évoque la rencontre avec Klaus Barbie et son activité de résistante, et la notion de crimes contre l'humanité à la fin de l'extrait.
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