vendredi 19 octobre 2012

ON NE SAURA JAMAIS QUI A DENONCE JEAN MOULIN...

 
 

Laurent DOUZOU,

 Lucie Aubrac, 

Paris, 

Perrin, 2009, 379 p.

Lucie Aubrac, disparue en 2007, demeure une des figures majeures de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale -et à double titre, car elle incarne aussi un volet féminin longtemps négligé. 
Laurent Douzou, professeur d'histoire contemporaine à l'IEP de Lyon et à l'université Lyon 2, a côtoyé Lucie Aubrac à partir de 1984 pour sa thèse d'Etat. Après sa mort, il ressent le besoin de bâtir une biographie du personnage, comme il l'explique dans l'avant-propos, car finalement, il a plus travaillé sur le mouvement Libération-Sud que sur Lucie Aubrac elle-même. 
En outre, il mesurait combien cette personnalité complexe avait su, parfois, jouer avec la vérité. Lucie Aubrac a pris en particulier des libertés avec son parcours de jeunesse. Douzou part du postulat que ces altérations sont dues à la propension qu'avait Lucie Aubrac à se représenter la vie telle qu'elle l'aurait voulue, et non telle qu'elle était pour elle. Ni hagiographie, ni pamphlet, ce travail se veut une oeuvre pour comprendre le personnage. Pour ce faire, l'historien divise le livre en trois parties chronologiques : 1912-1939, la partie la moins connue, où la jeune fille modeste bataille pour son ascension sociale et milite déjà pour une transformation sociale et politique ; 1939-1944, avec le mariage et la Résistance ; enfin, 1944-2007, l'enseignement, militante politique de la guerre froide puis de la mémoire de la Résistance, tout en devant une icône de celle-ci dès les années 70. Volontairement, Douzou cherche à ne pas s'appesantir sur les quelques mois de 1943 qui ont suscité une énorme -et sans doute bien vaine- polémique.

La première partie est d'ores et déjà intéressante puisque c'est celle avec laquelle Lucie Aubrac a souvent "triché". Issue d'un milieu fort modeste, la jeune fille, appuyée par sa famille, va se servir de l'éducation pour se hisser à un niveau qui sera le sien. Non sans mal, d'ailleurs, puisque ses parents la privilégient face à sa soeur moins douée. L'agrégation d'histoire est conquise de haute lutte, à la force du poignet. Dès 1932, Lucie fait partie des Jeunesses Communistes et du PC. Mais son caractère hors norme, qui la fait vite remarquer dans le parti, la met dès le départ à la marge de celui-ci. Dans l'enseignement, elle est aussi régulièrement absente pour des motifs assez divers, ce qui réflète également une forte personnalité. Ayant obtenu une bourse, elle devait partir aux Etats-Unis fin 1939, mais la guerre interrompt ce projet.

En outre, et on vient à la deuxième partie, elle épouse en décembre 1939 Raymond Samuel. Après avoir envisagé de partir aux Etats-Unis, le couple s'implique dans les activités de Résistance dès la fin 1940 et surtout au début 1941. Il s'installe à Lyon en octobre de cette dernière année et prend une part active à la formation du réseau Libération-Sud
 Lucie Aubrac mène alors une double existence d'enseignante et de résistante. Le domicile accueille nombre de personnes à la fois dans le besoin ou participant aux actions contre les Allemands et le régime de Vichy. En mars 1943, Raymond Aubrac est arrêté une première fois. Lucie fait tout ce qui est en pouvoir pour faire libérer son mari, et elle y parvient, mais non sans avoir froissé certains autres résistants, en particulier les communistes, qui jugent qu'elle oublie un peu trop les autres enjeux propres à la Résistance pour délivrer son époux. Le 21 juin, Raymond est de nouveau arrêté à Caluire, en compagnie de Jean Moulin, ce qui est cette fois beaucoup plus grave, d'autant plus qu'il tombe entre les mains de Klaus Barbie.
 Lucie Aubrac, à nouveau, use de tous les subterfuges possibles pour organiser son évasion, alors qu'elle est enceinte de six mois. Elle mène en personne le groupe franc qui prend d'assaut le camion de transport convoyant les prisonniers dont fait partie Raymond. Dans la nuit du 8 au 9 février, les époux Aubrac gagnent finalement l'Angleterre pour échapper à la traque.

La troisième partie commence à partir du séjour à Londres. Alors que Raymond part à Alger, Lucie, devenue une figure de la Résistance pour les Britanniques, intervient régulièrement sur les ondes de la BBC et reste à Londres. Lucie Aubrac revient en France à la Libération. 
Elle exerce certaines responsabilités dans le gouvernement provisoire et prend même, dans des journaux de 1945, des positions très avant-gardistes -un combat cependant vite stoppé par des questions financières. 
Députée, elle cherche dès 1946-1947 à renouer avec le PC, qui le fait de mauvais gré, la laissant tout de même accueillir dans son domicile Hô Chi Minh lors des négociations à Fontainebleau. Elle se présente aux élections législatives mais elle est battue. Reprenant son activité d'enseignante (avec des 3ème mixtes, par exemple, où on compte déjà plus de 30 élèves par classe...), où son indépendance et sa stature irritent les inspecteurs -sic- (dont les rapports cités par Laurent Douzou ressemblent également fortement à ceux d'aujourd'hui), elle participe à la commission sur l'historie de l'Occupation et de la Libération de la France. Parallèlement elle milite pour l'appel de Stockholm, se plaçant clairement sous la bannière communiste, de même que dans la lutte contre la guerre d'Indochine. En 1950, les époux Aubrac officialisent d'ailleurs le changement de patronyme, conservant le nom d'emprunt propre à la Résistance.
 Dès 1955 pourtant, Lucie Aubrac a visiblement repris son indépendance à l'égard du PC et va suivre son mari à l'étranger, et ce d'autant plus qu'elle commence à être lassée de l'Education Nationale en métropole. Ils sont d'abord au Maroc, où les autorités française locales ne les voient pas arriver d'un bon oeil pour des raisons politiques, puis en Italie, où Lucie Aubrac demande dès 1966 une retraite anticipée à l'Education Nationale. En 1975, les époux Aubrac s'installent enfin à New York, avant de revenir en France dès 1976.

A ce moment-là, Lucie Aubrac devient véritablement une icône de la Résistance, soutient la gauche socialiste aux présidentielles de 1981 et milite aussi pour le féminisme. On lui demande d'être présente à l'inauguration de l'Institut d'Histoire du Temps Présent (IHTP), successeur du Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale. L'horizon commence à s'assombrir cependant avec l'extradition de Klaus Barbie de Bolivie, en 1983, qui promet de faire des révélations fracassantes à son procès.
 En 1984, René Hardy, arrêté avec Raymond Aubrac à Caluire et suspecté d'avoir donné des informations aux Allemands sur la réunion, publie un premier ouvrage où il met cause les Aubrac. 
C'est alors que Lucie rédige son fameux livre, Ils partiront dans l'ivresse, dont va s'inspirer Claude Berri pour son film en 1997.
 L'Histoire et Vingtième Siècle soutiennent Lucie Aubrac, dont la position médiatique va alors s'affirmer. Barbie, jugé et condamné en 1987, n'apporte finalement aucune révélation fracassante, en tout cas à ce moment-là.
 Devenue quasiment aveugle, Lucie Aubrac doit cependant affronter en 1991, année où Barbie meurt en prison, l'irruption d'un "testament" posthume du bourreau nazi : elle en appelle aux historiens, qui restent cois. Il faut attendre 1997 pour voir l'affaire rebondir : juste après la sortie du film de Berri, un numéro d'Historia présente un article de Gérard Chauvy, auteur d'un livre qui met à nouveau en cause les Aubrac à Caluire sur la base du "testament" Barbie.
 Le journal Libération décide alors d'organiser une "table ronde", portant bien mal son nom, mettant face-à-face des historiens reconnus de la période face aux époux Aubrac, pour faire le point et prendre position sur cette affaire.
 La rencontre fut tendue : les historiens prirent position en faveur des résistants, mais non sans épargner le couple Aubrac, et en particulier Lucie, familière de plusieurs d'entre eux de par sa profession et son parcours. Parallèlement, Lucie Aubrac continue malgré un état de santé dégradé d'intervenir devant des classes scolaires ou pour des documentaires, prenant toujours position pour la gauche aux élections et soutenant des causes diverses, comme celle du juge Borrel assassiné à Djibouti. A sa mort en 2007, l'hommage est unanime. Le 8 mai 2008, Nicolas Sarkozy la cite dans un discours très marqué par sa thématique de "refus de la repentance". In fine, comme le rappelle l'historien, le parcours de Lucie Aubrac est hors norme aux sens littéral et figuré du terme. Elle a certes recomposé son histoire, mais plus pour se réconcilier avec elle-même que pour cacher des choses.


Ci-dessous, extraits du film Lucie Aubrac (1997) de Claude Berri.

 

Ainsi, Laurent Douzou signe ce qui est pour le moment la seule véritable biographie "historienne" de Lucie Aubrac, qui a l'avantage appréciable de remettre en perspective le personnage à travers l'ensemble de sa vie et non de se limiter à la seule période de la Résistance, prisme déformant à travers lequel elle est souvent considérée. On peut regretter que les nombreux ouvrages cités en notes de bas de page ne soient pas condensés dans une bibliographie récapitulative. 
En outre, Laurent Douzou ne revient pas en détails sur l'affaire de Caluire, ce qui est un peu dommage, même si le but de sa biographie est de ne pas trop s'y attarder. Cependant, il y aurait eu peut-être moyen d'en dire un peu plus : en outre, l'historien évite ainsi le sujet délicat de la fiabilité du témoignage de Lucie Aubrac pour ces événements de l'année 1943, alors qu'il passe le reste de la biographie à expliquer de quelle façon le personnage a pu, à de nombreuses reprises, travestir de petits détails. 
De même, le film de Berri est passé rapidement alors qu'il avance une présentation politique assez lisse de la Résistance et prend clairement parti, lui, pour l'hypothèse de la culpabilité de René Hardy. On mettra cependant au crédit de l'historien d'avoir clairement exposé les relations entre Lucie Aubrac et le PC, moins figées ou idéalisées qu'on ne l'a souvent présenté.  Autre anecdote par laquelle on peut peut-être conclure : Lucie Aubrac devient le sujet, en 1946, d'un comics américain largement basé sur ses aventures dans la Résistance ! Ce qui en dit long sur sa postérité...
L'annonce du décès de Lucie Aubrac à la télévision, ici



Ci-dessous, une intervention de Lucie Aubrac dans une classe à Colmar, en 2004. Elle évoque la rencontre avec Klaus Barbie et son activité de résistante, et la notion de crimes contre l'humanité à la fin de l'extrait. 




Aucun commentaire: