mercredi 24 novembre 2010

La Decima Flottiglia MAS du prince noir

Valerio Borghese

26 mars 1941. Dans la baie de la Sude, sur la côte nord-est de la Crète, sont mouillés deux contre-torpilleurs, deux grands vapeurs, sept croiseurs moyens et un croiseur battant pavillon britannique. Depuis le 10 juin 1940 — date de l'entrée en guerre de Malle contre la France et l'Angleterre — la marine de Sa Gracieuse Majesté a pris position en Méditerranée. Elle a remporté rapidement des succès marquants contre les Italiens, détruisant en quelques jours 11 sous-marins, surclassés techniquement.

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En occupant la Crète, lorsque Mussolini a lancé ses armées contre la Grèce, le 28 octobre 1940, les Anglais contrôlent les mouvements entre la Grèce et l'Égypte — l'Égypte, ce pion décisif sur l'échiquier méditerranéen. Une opération surprise, lancée le 11 novembre 1940 par des avions torpilleurs, a permis aux Britanniques de couler ou d’endommager trois navires de ligne italiens. Tout permet donc à la marine anglaise d’envisager l’avenir avec optimisme.

Et pourtant, en ce jour de mars 1941, la belle assurance des Britanniques va être détruite en quelques instants. A 5h15, alors que le clairon vient de sonner le réveil sur le croiseur York, une explosion secoue les flancs du navire. Très vite, il donne de la bande sur tribord, tandis qu'une lourde fumée noire sort de ses entrailles déchirées. Au même moment, trois vapeurs tressaillent eux aussi sous les explosions, puis s'enfoncent dans les eaux de la baie souillées par des nappes de mazout.


Les Anglais, abasourdis, se demandent ce qui se passe. D’où vient l’attaque ? Rien dans le ciel. Rien sur la mer. Ou plutôt, si. Une vigie tend le bras. Là-bas, à la surface de la baie, une tête, deux... six têtes de nageurs. Des canots foncent, recueillent les inconnus. Ce sont des hommes vêtus de combinaisons en caoutchouc. Amenés sur les navires anglais, ils se refusent à déclarer autre chose que leur nom et leur grade : lieutenant de vaisseau Luigi Faggioni, enseigne de vaisseau Angelo Cabrini, maître canonnier Alessio de Vito, maître mécanicien Tullio Tedeschi, second-maître Lino Beccati, quartier-maître Émilio Barberi... Des Italiens ? Les officiers de la Royal Navy comprennent tout d'un coup qu’ils ont peut-être vendu un peu vite la peau de l’ours transalpin.

Impression confirmée lorsqu’ils découvrent, quelques instants plus tard, une étrange embarcation échouée sur la côte. Les Anglais comprennent immédiatement que c'est ce modeste engin — ou plutôt ses frères — qui vient de leur couler plusieurs bâtiments. Un artificier démineur entreprend d'ausculter le canot. Les prisonniers italiens ont refusé de dire comment on pouvait le désamorcer, tout en prévenant qu'il pouvait exploser d'un moment à l'autre. Après des heures de travail et d'une tension nerveuse exténuante, l'artificier croit enfin avoir trouvé la solution. Un dernier fil à couper. Un coup de pince. L'explosion, qui réduit en miettes le canot, projette l'Anglais à plusieurs mètres. Il a le visage en sang. Ses yeux, criblés d'éclats, ne verront jamais plus. Il faudra attendre encore avant de pouvoir percer les secrets de Borghese.

La vocation de Valerio Borghese

Valerio Borghese. Un nom qui va revenir, de plus en plus souvent, dans les conversations et les rapports des hauts responsables de la Navy.

Né à Rome le 16 juin 1906, Junio Valerio Borghese porte un nom illustré, dans l'histoire de l'Italie, par des personnages hauts en couleurs, dont le pape Paul V, né Camille Borghese. Fils d'un diplomate, le jeune Valerio a une adolescence sans soucis, consacrée à une intense activité sportive, où il excelle. Lorsqu'il faut bien se décider à choisir une carrière, il opte pour la marine. Au cours de ses années d'études à l'École navale, il se fait remarquer par son indépendance d'esprit, son élégance, son style aristocratique. Il a tout pour faire un parfait officier de salon, mondain, léger et un peu snob. Mais Borghese trompe son monde. Sous des dehors futiles, il cache l’âme d’un passionné.

Sa passion, elle se révèle lorsqu'il fait choix, comme affectation, de l'arme sous-marine. C'est, au sein d'une marine italienne trop souvent marquée par le conservatisme ou le dilettantisme, le domaine des jeunes officiers qui souhaitent faire de leur carrière militaire autre chose qu'une suite de démarches et d'intrigues dans les antichambres des ministres. En embarquant à bord d'un sous-marin, Valerio Borghese s'intègre à la petite phalange de ceux qui veulent vivre en guerriers, non en fonctionnaires.

Car il sait trop que le régime fasciste, s'il se gargarise de déclarations belliqueuses, a été incapable d'ébranler la lourdeur, l'immobilisme bureaucratiques. Lorsque Mussolini lance son pays dans la guerre contre l'Éthiopie, en octobre 1935, la marine italienne se trouve dans une position délicate : au cas où l'Angleterre interviendrait dans le conflit, il serait impossible d'assurer les communications, à travers la Méditerranée, avec l'armée d'Afrique. La marine italienne n'a pas su — ou pas voulu —, depuis la fin de la Grande Guerre, renouveler sérieusement son matériel. Ni son état d'esprit.

La naissance des "cochons"

Quelques hommes, pourtant, veulent faire du neuf. Sans attendre les cuirassés de 35 000 tonnes dont s'enorgueillit Mussolini, mais qui sont encore à l'état de projet. Deux ingénieurs des constructions navales, Teseo Tesei et Elios Toschi, entreprennent la mise au point d'un engin "très analogue à une torpille par les dimensions et par la forme" mais qui "constitue en réalité un sous-marin miniature de caractère entièrement nouveau, propulsé électriquement".

Tels qu’ils le décrivent dans un rapport rédigé pour le ministre de la Marine, l'engin apparaît comme particulièrement maniable, car "la particularité la plus frappante, c'est que l'équipage, au lieu de rester enfermé et, dans un certain sens, impuissant, à l'intérieur, se trouve à l'extérieur". Monté et dirigé par deux hommes, cet engin révolutionnaire doit, selon ses inventeurs, apporter, à peu de frais, une redoutable efficacité contre les grands navires de surface, qu'il pourra approcher et couler sans, en principe, pouvoir être repéré.

Les premiers essais s'étant avérés très satisfaisants, les deux pionniers reçoivent officiellement l'ordre de continuer leurs mises au point, en construisant de nouveaux appareils et en créant, pour les utiliser, une petite équipe d'officiers volontaires, installés dans une base secrète proche de La Spezia. L'entraînement est intensif. Il ne va pas sans déboires. Un jour, un engin tombe en panne et s'enfonce sous les eaux. Furieux, Tesei s'écrie : "Cochon d'engin !".

Un membre de l'équipage plonge et va récupérer le "cochon d'engin". Voilà la nouvelle arme baptisée : ce sera un maïalemaïale signifiant « cochon » en italien.

Parallèlement aux efforts des pères du "cochon", un autre Italien, le duc Amédée d'Aoste, met au point, lui aussi, une arme nouvelle, destinée à donner à la Marine italienne la force de frappe qu'elle n'a pas. Il s'agit d'une vedette très rapide, de petites dimensions, chargée à la proue d'une forte quantité d'explosifs. Contrairement au maïale, qui doit être un moyen de déplacement et permettre à ses pilotes d'aller fixer une charge sur une carène ennemie, la vedette —baptisée barchino — est sacrifiée : son pilote, après l'avoir dirigée vers l’objectif visé, se jettera à l’eau quelques instants avant le choc et l’explosion. Leur légèreté – la coupe est constituée par une armature de bois recouverte de toile imperméable —, leur maniabilité donnent aux barchini toutes chances de pouvoir réaliser quelques spectaculaires exploits, en misant sur la surprise.

Borghese a tout de suite vu l'immense intérêt des nouvelles armes. Maïali et barchini, outre leur capacité de destruction, présentent l'avantage, au point de vue psychologique, d'encourager l'esprit d'offensive au sein de la Marine. Borghese — très en avance, de ce point de vue, sur la plupart des officiers de son âge — a compris quel élément décisif, dans un conflit, représente l'état d'esprit des combattants.

41e20a26cb9d1ffaa29987c8e85097d6.jpgToujours oser

Aussi accueille-t-il avec enthousiasme la création, en septembre 1938, de la première flottille MAS. M.A.S. : des initiales dues à d'Annunzio, qui a donné aux vedettes lance-torpilles de la Grande Guerre une fière devise, lourde à porter : MEMENTO AUDIRE SEMPER ("Souviens-toi de toujours oser").

En créant la flottille MAS, Mussolini se décide à donner droit de cité aux armes nouvelles. Il a perdu beaucoup de temps. Après la guerre d'Éthiopie, les mises au point des engins et l'entraînement des pilotes ont été en effet délaissés, la perspective d'un conflit en Méditerranée s'éloignant.

Le déclenchement de la guerre civile en Espagne, pendant laquelle Valerio Borghese, en tant que commandant de sous-marin, a escorté des convois de ravitaillement franquistes et fascistes, n'a pas suffi à réveiller l'intérêt des autorités italiennes pour les maïali et les barchini. Il faut que se profile, en 1938, le risque d'une conflagration européenne, pour qu'on se décide à remettre en route le programme des engins d’assaut.

De notables améliorations techniques sont apportées aussi bien aux maïali qu'aux barchini. Plus solides, plus rapides, ils sont maintenant aptes à effectuer des missions de grande envergure. A condition, bien entendu, d'être servis par des équipages compétents. Or on perd beaucoup de temps en ce qui concerne l'entraînement des hommes. L'état-major donne l'impression de ne pas prendre véritablement au sérieux ces armes nouvelles. Peut-être parce qu'elles bouleversent trop les vieux conformismes...

Enfin, en juillet 1939 — on sent partout, en Europe, monter l'odeur de la guerre — les autorités se décident à remettre en route sérieusement l'entraînement des hommes-torpilles. Bien plus, on étoffe la petite équipe d'origine en faisant appel à des officiers aguerris. C'est ainsi que Valerio Borghese se voit confier la direction de la section sous-marine de la première flottille MAS.

Un exercice d'attaque simulée du port de La Spezia est parfaitement concluant. Le sous-marin de Borghese, l'Ametista, lâche les trois maïali qu'il a emportés, fixés sur le pont, et l'un d'entre eux parvient à franchir les défenses du port, pour aller fixer une charge explosive sous la coque d'un bateau. Les hommes-torpilles exultent. La preuve est faite de leur efficacité. A quand la première attaque réelle ?

Des débuts décevants

Les espoirs seront vite déçus. A l'entrée en guerre de l'Italie contre la France et l'Angleterre, l'impréparation de la marine italienne est totale. Des bâtiments peu nombreux, vieillis... et surtout une absence complète de conceptions offensives. Furieux, Borghese se voit changé d'affectation et envoyé en stage en Allemagne, alors qu’il croit à l’avenir des torpilles humaines – à condition, bien sûr, de s'en occuper sérieusement. Alors qu'il ronge son frein sur la mer Baltique, il apprend qu'une première tentative d'utilisation des engins d'assaut s'est soldée par un sanglant échec. Le sous-marin l'Iride, qui avait pris à son bord trois maïali pour lancer une attaque sur Alexandrie, a été coulé par des avions torpilleurs anglais, à l'est de Tobrouk.

A son retour d'Allemagne, Borghese reçoit le commandement du Sciré, sous-marin moderne qui, avec son frère le Gondar, aura pour mission de transporter, dans des cylindres métalliques spécialement aménagés sur son pont, une série de maïali. Car l'état-major, vexé par le premier échec subi sur les côtes d'Afrique, veut frapper un grand coup : pas moins que l'attaque simultanée de Gibraltar et Alexandrie, les deux grandes bases d'opérations britanniques en Méditerranée.

Le Sciré est chargé de l'opération contre Gibraltar, le Gondar de celle qui vise Alexandrie. Le Gondar, pris en chasse par des navires anglais à proximité d'Alexandrie, est obligé de se saborder, à la suite des nombreuses avaries provoquées par les grenades sous-marines. Son équipage terminera la guerre en captivité.

Le Sciré, lui, arrive sans encombre en vue de Gibraltar. Mais un message radio de l'état-major lui annonce qu'il faut rebrousser chemin ; l'escadre anglaise n'est pas au bercail et il serait dangereux de s'attarder dans ces parages. Déçu, Borghese regagne les eaux italiennes. Quand verra-t-on, enfin, à l'ouvrage les maïali ?

3c66e4fb037a5a8b0485d51c1bade212.jpgPremiers succès

L'ordre tant attendu arrive : nouvelle attaque contre Gibraltar le le 29 octobre 1940. A l’issue d’une approche prudente – les Anglais montent bonne garde dans les parages du détroit — Borghese va immobiliser son submersible sur les fonds pour attendre la nuit. Puis, avec la complicité de l'obscurité, il se dirige en demi-plongée vers l'objectif. A deux milles de Gibraltar, il pose son sous-marin sur le fond, sous une quinzaine de mètres d'eau. Les équipages des maïali sortent du sous-marin, retirent leurs engins des cylindres qui les ont protégés pendant la traversée et les enfourchent. Mission accomplie, le Sciré rentre à La Spezia. Les trois maïali, eux, ont bien choisi leur cible... Mais deux d'entre eux tombent en panne et doivent être abandonnés en arrivant à l'entrée du port. Leurs équipages gagnent la côte, où les recueille un réseau italien installé, en soutien, dans la région. Le troisième « cochon », monté par Birindelli, réussit à pénétrer dans le port. Mais il tombe en panne, à son tour, à cinquante mètres de son objectif, le cuirassé Barham. Manquant d'oxygène, Birindelli est obligé d'abandonner son engin, après avoir enclenché le système de destruction de l'appareil. Furieux d'échouer si près du but, Birindelli tente de gagner la côte à la nage mais, repéré, il est fait prisonnier par les Anglais. Il a tout de même la joie d'entendre, pendant son interrogatoire, l'explosion de son engin, qui provoque un émoi général sur tous les navires anglais. La preuve est faite, au moins, qu'il est possible de violer les défenses des ports britanniques. Ce premier résultat justifie la poursuite des efforts en vue d'améliorer les résultats des hommes-torpilles.

Le 15 mars 1941 est créée la dixième flottille MAS, qui va entrer dans l'Histoire sous le nom de Decima MAS. Elle est composée d'un groupe de surface et d’un groupe sous-marin, ce dernier commandé par Valerio Borghese. En surface, les barchini.

Borghese, lui, va coordonner le travail d’une école de plongeurs, d'une école de torpilles pilotées, des sous-marins de transport et des groupes de sabotage.

Le premier succès remporté par la Decima MAS l'est grâce aux barchini. Comme nous l'avons dit plus haut, ces « vedettes-suicide » réussissent à mettre hors de combat plusieurs navires britanniques le 26 mars 1941, dans la baie de la Sude. Il reste à Borghese à prouver que l'arme sous-marine sait être aussi efficace.

Il a besoin, pour ce faire, d'une ténacité et d'un enthousiasme peu communs. En effet, une troisième tentative contre Gibraltar se solde, comme les précédentes, par un échec. Deux maïali ont bien réussi à pénétrer dans le port et à aller se coller contre la coque de gros vapeurs. Mais, au moment de l'installation des charges explosives, un membre de la première équipe a été pris de malaise, et il a fallu arrêter l'opération pour le secourir; quant à l'autre équipe, elle a été victime d'un incident technique — la rupture d'une corde tenant le cône explosif — et a dû renoncer elle aussi. Les hommes sont saufs, et ont pu regagner clandestinement l'Italie par les filières d'évasion. Mais il y aurait de quoi décourager les plus optimistes.

Le sacrifice de Tesei

Il en faut plus, cependant, pour abattre Borghese. D'autant qu'il a auprès de lui un homme d'une envergure tout à fait exceptionnelle. Sur le plan technique, tout d'abord, puisque Teseo Tesei est le créateur, avec son ami Toschi, des maïali. Mais aussi — et surtout — sur le plan moral. Tesei est en effet un inspiré, un croyant, qui rêve de constituer une chevalerie moderne, composée d'hommes ayant tout soyons capables de sauter avec notre engin sous les yeux de l'ennemi. Nous indiquerons ainsi à nos fils et aux générations futures au prix de quels sacrifices on sert son idéal et par quelle voie on parvient au succès.

Que ne pourrait-on pas réaliser avec de tels hommes ? Car Tesei était le genre d'homme à mettre en accord ses actes et ses paroles. Le 26 juillet 1941 les Italiens lancent une attaque contre Malte. Malte, la clé de la Méditerranée : tant que les Anglais tiendront cette base, ils pourront assurer le ravitaillement de leurs armées d'Afrique, dans les meilleures conditions. Et, du même coup, gêner considérablement les forces de l'Axe.

Aussi la Decima MAS met-elle en jeu le maximum de moyens pour s'attaquer à Malte : neuf barchini et deux torpilles montées sont lancés, le 26 juillet 1941, contre la base britannique. Opération suicide : les engins italiens, repérés par les radars anglais — arme alors nouvelle, qui assure aux forces britanniques une supériorité technique incontestable — sont accueillis par un tir concentré de canons à tir rapide et d'armes automatiques. En quelques minutes, tous les engins sont touchés et coulés. Le sacrifice de Tesei, qui s'est fait sauter avec son maïale en atteignant le filet métallique barrant l'entrée du port, pour frayer un chemin à ses camarades, aura été inutile. Inutile ? Non. Car il laissera, comme il l'avait rêvé, un exemple à méditer. Pour les quelques hommes capables de comprendre le sens d’un sacrifice comme le sien.

Borghese, après la diparition des hommes lancés contre Malte, reçoit le commandement de la Decima MAS. Loin de se laisser abattre, il trouve, dans le sacrifice de ses camarades, une raison supplémentaire de continuer à développer les armes spéciales dont il a, désormais, le contrôle entier. Les barchini et les maïali sont perfectionnés — chaque échec apporte une leçon, cruelle mais salutaire —, et la Decima MAS reçoit en renfort un deuxième sous-marin et trois chalutiers destinés à transporter les engins d'assaut au plus près de leur lieu d'utilisation, pour ménager le matériel. De surcroît, Borghese crée une nouvelle branche au sein de la flottille : un corps de nageurs de combat, intitulé « groupe Gamma », au sein duquel il regroupe les meilleurs athlètes italiens. Une telle formation devait être imitée, par la suite, dans toutes les grandes armées du monde.

f2cfdc0da575acbe55f612b93c456dab.jpgFeu sur Gibraltar

En septembre 1941, Borghese sent que ses hommes sont prêts pour tenter un nouvel assaut contre Gibraltar. Gibraltar, l'orgueilleux symbole de la puissance britannique à l'entrée de la Méditerranée. C'est là qu'il faut frapper, de préférence, l'amour-propre des Anglais. Les services de renseignement italiens sont formels : de nombreux navires de guerre sont en attente dans le port de Gibraltar. L'occasion est belle. Borghese décide de fêter à sa manière l'équinoxe d'automne. Le 20 septembre, quelques minutes après minuit, le périscope du Sciré, le sous-marin de Borghese, surgit à quelques milles des grands navires britanniques qui se croient en sécurité.

Trois maïali se détachent, l'un après l'autre, du Sciré. Ils progressent sous plusieurs mètres d’eau. De temps en temps, de sourdes explosions retentissent au-dessus de leur tête ou sur les côtés : les Anglais ont entrepris depuis peu un lâcher de grenades sous-marines, par des vedettes qui patrouillent en permanence dans les eaux du port. Les abords des navires de guerre sont, évidemment, spécialement protégés. Aussi les hommes-torpilles décident-ils de changer d'objectif : cap sur de gros cargos qui sont à l'ancre au fond de la baie.

Le premier « cochon » se dirige vers un pétrolier. Un choc. Plaqués contre la coque de leur future victime, les deux Italiens posent soigneusement leur charge explosive. Puis, après avoir coulé leur maïale — il ne faut surtout pas que les Anglais découvrent l'origine de leurs malheurs —, ils regagnent la rive où les attendent des amis sûrs, qui pourront les cacher quelques jours avant une évacuation discrète vers l'Italie.

Les deux autres maïali ont agi de même, choisissant l'un un cargo chargé de munitions, l'autre un pétrolier. A 8 h 43, un chapelet d'explosions secoue Gibraltar. En quelques secondes, quatre bâtiments disloqués, s'enfoncent sous les eaux. C'est le premier succès, spectaculaire, des hommes-torpilles.

Mis en appétit par cet exploit —enfin, l'état-major est obligé de reconnaître la valeur des hommes-torpilles ! — Borghese décide de frapper un grand coup. La prochaine cible sera Alexandrie.

Opération Alexandrie

Le 18 décembre 1941, à quelques jours du solstice d'hiver —c'est à croire que Borghese, pour frapper ses coups, s'adapte au rythme cyclique et éternel des saisons — le périscope du Sciré permet au chef de la Decima MAS d’apercevoir la côte égyptienne. Nuit très noire, mer d’huile. Là-bas, le feu du port d’Alexandrie trace une cicatrice fugace dans l’obscurité. Un sourire gourmand aux lèvres, Borghese rentre son périscope et donne l’ordre de plongée. Le sous-marin va se poser quinze mètres plus bas, sur un lit de vase.

Les six hommes qui composent les équipages des maïali enfourchent leurs engins et s'éloignent, avec la hâte du chasseur qui suit une piste fraîche. L'enseigne de vaisseau Luigi Durand de la Penne conduit le groupe des trois engins. Ses yeux bleu clair où brille toujours une lueur de malice, sa chevelure blonde et bouclée lui donnent un air juvénile. Mais peu d'officiers ont, dans la marine italienne, une détermination et un courage égaux aux siens. Sous sa direction, les hommes-torpilles se glissent à travers la ligne des torpilleurs de protection établis en avant de la passe. Il reste à pénétrer dans le port, dont l'entrée est protégée par un filet.

Trois contre-torpilleurs anglais se profilent dans la nuit, arrivant du large. Sans hésiter, Durand de la Penne fait signe à ses hommes de se glisser, avec leurs engins, entre les bâtiments ennemis. Les loups pénètrent ainsi dans la bergerie. De belles proies s'y trouvent: le cuirassé Valiant, le cuirassé amiral Queen Elisabeth, qui porte la marque de l'amiral Cunningham, et un pétrolier.

Les trois maïali se répartissent le travail. Durand de la Penne se porte contre le flanc du Valiant. Mais, après avoir déposé son engin sur le fond, il s'aperçoit qu'il ne peut plus redémarrer, un filin d'acier s'étant enroulé autour de l'arbre de l'hélice. Échouer à quelques mètres du but ? Il n'en est pas question. Poussant, tirant, il arrive à apporter, après de longs efforts, sa torpille au centre de la coque du Valiant. Réglage et amorçage des des détonateurs. Puis, à bout de forces, il remonte à la surface, où il retrouve son camarade Bianchi.

En quelques brasses, ils gagnent la proue du navire. Mais une sentinelle, sur le pont du Valiant, a vu les deux silhouettes noires, dans l’eau huileuse. Alerte générale.

Repérés par une vedette, les deux Italiens sont hissés à bord et emmenés sur le Valiant. Là, ils se refusent à livrer autre chose que leur nom et leur grade. Les officiers anglais ont vite compris quelle mission sont venus effectuer ces hommes. Mais ont-ils eu le temps de la mener à bien ? Et, si oui, où sont placées les charges explosives ? Des recherches systématiques risquent de durer longtemps, trop longtemps. Quelle est l'heure prévue pour l'explosion ?

Les Italiens s'enferment dans leur mutisme. Espérant que leurs nerfs vont craquer, les Anglais les bouclent à fond de cale, près du dépôt des munitions. En cas d'explosion, ils sont sûrs, ainsi, d'être les premiers déchiquetés.

Stoïque, Durand de la Penne compte mentalement les minutes qui lui restent à vivre. Il sait qu'on les a enfermés, en fait, précisément à l'endroit où il a placé son maïale. Quand l'explosion se produit, il est projeté hors de sa prison, sans autre dommage que quelques contusions. Les dieux de la guerre veillaient sur lui.

Quelques instants plus tard, alors que le Valiant prend déjà de la gîte, le Queen Elisabeth et le pétrolier Sagona sautent à leur tour, dans une gerbe d'écumes et de débris projetés en tous sens.

9fc141167756f275604acb48736b4669.jpgAmères victoires

Ce succès bouleverse l'échiquier militaire en Méditerranée. Brusquement, l'élimination des deux cuirassés britanniques donne l'avantage aux Italiens. Borghese voit tout l'intérêt d'une telle situation : il faut profiter d'une supériorité qui ne durera certainement pas bien longtemps. Grâce au « courage et à l'ingéniosité extraordinaires » des hommes torpilles — ce bel hommage a été rendu par Winston Churchill lui-même, avec un fair-play très britannique – l’Italie pourrait déclencher une offensive de grand style, en jetant dans la bataille ses six cuirassés, au moment où l'Angleterre n'en a plus aucun en Méditerranée. L'état-major italien ne sait pas sauter sur l'occasion. Borghese, fou furieux, estime qu'une faute capitale est ainsi commise, qui peut influer sur l'issue de la guerre. L'histoire lui donnera raison.

Pourtant, malgré la déception de voir l'état-major incapable de sortir de la routine, d'adopter des vues nouvelles, audacieuses, adaptées à une guerre moderne où le poids du matériel va jouer un rôle de plus en plus décisif, Borghese s'emploie à faire de la Decima MAS une arme de plus en plus efficace. Au point que les Allemands, qui ont demandé l'intervention des barchini en mer Noire, pour renforcer le blocus du port de Sébastopol, tenu encore par les Soviétiques, sont étonnés par les résultats de leurs alliés.

Au cours d'un voyage d'études en Allemagne, Borghese sait faire apprécier ses qualités par ses pairs de la Kriegsmarine. Il revient lui-même impressionné par cet échange d'informations avec des hommes dont la qualité guerrière est reconnue même par leurs ennemis. Est-ce volonté de prouver que les Italiens, lorsqu'ils le veulent, savent être, eux aussi, des combattants d'élite ? Toujours est-il que Borghese, au cours d'un voyage éclair à Bordeaux, où la marine italienne a installé une base, prépare un projet d'une audace un peu folle : il s'agit, ni plus ni moins, de lancer des attaques sous-marines contre New York, grâce à un submersible qui emportera, dans un compartiment spécialement aménagé, un sous-marin de poche, monté par deux hommes.

Un tel projet est bien propre à exciter l’imagination de Borghese. Quel coup énorme que d’aller frapper le géant américain chez lui, au cœur de sa puissance !

Mais, avant, il y a plus pressé. Le potentiel britannique s'est considérablement renforcé en Méditerranée. La plaque tournante est Gibraltar. Il faut donc attaquer à nouveau cette base.

Borghese s'attelle fiévreusement à la tâche. Il a toujours été un gros travailleur. Mais il se plonge maintenant à corps perdu dans son travail d'organisateur. Il a besoin de cela pour ne pas trop souvent penser à son ancien sous-marin, le Sciré, qui a disparu en mer, avec tout son équipage, au cours d'une mission. La pensée de ses anciens compagnons va hanter longtemps les nuits de Borghese.

b15988fe0d2d85adae34d91ea4122a17.jpgLe sacrifice du matin

Contre Gibraltar on ne peut plus utiliser les sous-marins. Les défenses barrant l'accès du port ont été considérablement renforcées et un submersible qui s'y frotterait irait immanquablement au suicide. Il faut donc trouver autre chose. Voilà l'occasion de tester l'équipe de nageurs de combat créée par Borghese. Les hommes transitent clandestinement par l'Espagne et vont s'installer dans une villa qui domine le port de Gibraltar. La maison a été louée par un couple qui travaille pour les services de renseignement italiens. Plusieurs jours passent, consacrés à l'examen attentif des lieux. Puis, dans la nuit du 13 juillet 1942, douze silhouettes noires se glissent dans l'eau. Vêtus de combinaisons en caoutchouc, les nageurs de combat traversent la rade et vont placer des charges explosives sur les quilles des cargos chargés de matériel de guerre. Au matin, de sourdes déflagrations apprennent aux Italiens, qui ont regagné l’abri de la villa amie, la réussite de leur mission.

On ne peut cependant continuer longtemps de cette façon. La villa repaire a été identifiée par les Espagnols, qui ne veulent pas se faire mal voir des Anglais — surtout au moment où la perspective d'une victoire de l'Axe apparaît de plus en plus douteuse. L'imagination fertile des hommes de Borghese n'est jamais en repos. Comme nouvelle base secrète, où les nageurs de combat pourront s'abriter entre chaque mission de sabotage, on choisit un vapeur échoué dans la rade de Gibraltar.

Le navire, italien, a été volontairement coulé dans les eaux territoriales espagnoles, au début de la guerre, pour échapper aux Anglais. L'armateur accepte d'entrer dans le jeu de la Decima MAS : il sera censé avoir vendu l'épave de son bateau à des Espagnols — ce qui justifie qu'une équipe de techniciens s'installe sur le bâtiment pour le renflouer. Bien entendu, les « techniciens » seront des hommes de Borghese.

Le travail va bon train. Remorqué jusque dans le port d'Algésiras, le vapeur — il s'appelle l'Olterra — reçoit dans ses flancs un atelier de montage pour les torpilles et un bassin d'où, par une ouverture dans la coque du bâtiment, percée sous la ligne de flottaison, les maiali pourront, tels des squales, piquer sur leurs proies.

Un premier essai est concluant : dans la nuit du 14 septembre 1942, une équipe de nageurs de combat va placer ses charges sous le vapeur Raven’s Point, qui explose et coule à l’aube. Maintenant, aux maïali de jouer. Alors que les vapeurs anglais sont à l'ancre dans la rade, les objectifs vraiment intéressants, les bâtiments de guerre, sont à l'intérieur du port, bien protégés.

Le 7 décembre, vers 22 h, trois maïali surgissent des flancs de l'Olterra et foncent sur la passe nord du port de Gibraltar. Le premier équipage, arrivé au contact du filet métallique qui bouche le passage, doit rester en plongée pour couper les mailles d'acier avec des cisailles. Le travail est presque terminé lorsque le filet s'affaisse soudainement, écrasant sous son poids les deux Italiens. Le second équipage, qui a fait surface, est repéré par un projecteur, pris sous le feu d'armes automatiques, et doit se rendre. La dernière équipe —tout le port est alors en alerte — fait demi-tour et doit plonger à grande profondeur pour échapper aux grenades. L'un des deux hommes —celui qui était placé à l'arrière du maïale — a soudain des difficultés avec son appareil respiratoire et, perdant connaissance, il coule sans que son compagnon s'en soit aperçu. Un seul plongeur rescapé, sur dix : le bilan est lourd.

Le commencement de la fin

Mais on n'a plus le temps de s'apitoyer. La pression alliée se fait de plus en plus forte. Le 8 novembre 1942, les Anglo-Américains ont débarqué en Afrique du Nord. La Decima MAS, longtemps tenue comme quantité négligeable par l'état-major de la marine italienne, est maintenant sollicitée en permanence. Au point qu'il faut dresser un ordre de priorité pour les interventions qu'elle peut réaliser, compte tenu de moyens qui restent très disproportionnés par rapport à l’ampleur des tâches.

Un coup en Afrique du Nord : le 12 décembre, nageurs de combat du groupe Gamma et maïali, unissant leurs efforts, font sauter cinq cargos dans le port d'Alger. Un coup à Gibraltar: le 9 mai 1943, trois gros transporteurs britanniques explosent. Les hommes-torpilles ont vengé leurs morts.

Borghese ne néglige aucune possibilité de porter des coups à l'ennemi. Mais il sait que la défaite est inéluctable. Le 10 juillet 1943, les Alliés ont débarqué en Sicile. La marine italienne, faute de carburant et de protection aérienne, tient ses grands navires de surface enfermés à La Spezia et à Gênes. Il n'y a plus sur mer, face au géant anglo-américain, que les hommes de la Decima MAS.

Plus les circonstances deviennent difficiles plus, semble-t-il, les hommes de Borghese sont prêts à tout oser. C'est ainsi que le jeune lieutenant Luigi Ferraro va s'installer, sous couvert d'une mission diplomatique, dans le port turc d'Alexandrette, par où transitent des cargos chargés de chrome — ce chrome si précieux pour les industries d'armement. Ferraro se donne volontairement, dans la journée, des airs de dandy pusillanime et fréquente la bonne société. La nuit, il va placer ses charges sous les cargos ennemis, avec un dispositif spécial de mise à feu, provoquant l'explosion une fois que le navire est loin en mer. Il faut respecter la neutralité de la Turquie. En quelques jours, il détruit trois bâtiments.

Pendant ce temps, les hommes-torpilles continuent à harceler Gibraltar. Début août, les maïali réussissent à envoyer par le fond deux cargos et un pétrolier. C'est le chant du cygne. Car, le 8 septembre 1943, une nouvelle frappe de stupeur Borghese et ses hommes : le roi d’Italie – qui a évincé du pouvoir Mussolini, avec la complicité de certains hiérarques facistes, le 25 juillet – a accepté l’armistice. Les forces italiennes vont devoir se rendre aux Alliés. C’est la fin des projets de la Decima MAS : une nouvelle attaque sur Gibraltar, le fameux coup de main sur New York... tout cela n'a plus de sens.

La division San Marco

Mais un Borghese n'est pas homme à se rendre. D'abord frappé de stupeur par le geste de son roi, qui a lâchement quitté sa capitale pour se mettre sous la protection des Alliés, Borghese hésite pendant quelques jours avant de prendre franchement position. Mais le 15 septembre il réunit les officiers de la Decima MAS et leur annonce que, fidèle à la parole donnée, il continue le combat aux côtés des Allemands. Les hommes qui sont là savent qu'une telle lutte est sans issue. Ils n'en décident pas moins, à l'unanimité, de suivre leur chef dans la voie qu'il a choisie.

Voie difficile : en se rangeant sous la bannière de la République sociale italienne, que Mussolini a créée en Italie du Nord, et en collaborant sans équivoque, sur le plan militaire, avec les Allemands, Borghese se jette tête en avant dans la guerre civile. En Italie, comme dans d'autres pays européens à cette époque, les affrontements entre compatriotes seront toujours particulièrement sanglants. D'autant que Borghese ne se veut plus seulement un marin. Il obtient en effet de l'amiral Doenitz — et Mussolini ne fait que confirmer l'autorisation — de créer un corps de fusiliers marins destinés à des opérations terrestres, contre les partisans. Ce sera le bataillon San Marco, qui va obtenir la réputation d'une unité d'élite, haïe par les uns, admirée par les autres.

Dans le chaudron de sorcière qu'est devenue l'Italie, Borghese —qui reçoit à cette époque le surnom de « prince noir », qui lui restera attaché – mène sa guerre comme il l’entend. Sans crainte, mais sans haine. Il ne ménage pas les partisans, mais se refuse à utiliser les représailles systématiques et aveugles. Pendant que barchini et maïali, aux côté de vedettes lance-torpilles de la Kriegsmarine, livrent les derniers combats, pour l'honneur, sur les côtes de Provence et de Ligurie, Borghese conduit à la tête du bataillon — devenu maintenant la division San Marco —, des combats acharnés dans les vallées alpines. Combats sans espoir, car l'étau se resserre autour de Mussolini. Borghese, qui a toujours lutté pour jouir, par rapport aux dignitaires fascistes aussi bien qu'aux Allemands, d'une grande autonomie, ne veut pas, comme le font beaucoup, quitter le bateau alors qu'il coule.

Quand la reddition des Allemands, le 27 avril, puis l'assassinat de Mussolini par des partisans, le 28, sonnent définitivement le glas de la République sociale italienne, le prince noir ne songe plus qu'à assurer la survie des hommes qui l'ont suivi. Car le temps des règlements de comptes est commencé. Tout ceux qui, de près ou de loin, ont pris fait et cause pour le fascisme sont désormais menacés de mort. Les exécutions sommaires se multiplient. Après avoir organisé la dispersion de ses hommes dans l'anonymat de tenues civiles, Borghese se cache pendant quelques jours avant de se rendre aux troupes britanniques qui, il l'espère, appliqueront les lois de la guerre.

Après avoir été condamné, par un tribunal italien, à la prison à vie, Valerio Borghese sera finalement libéré en 1949. Il est certain que le prestige de l'officier a pesé lourd dans la balance. Toutes options politiques mises à part, l'opinion ne pouvait oublier que les lourds sacrifices des hommes-torpilles avaient beaucoup fait pour l’honneur militaire de l’Italie. Le meilleur symbole en fut l’attitude des officiers de la marine britannique, qui tinrent à serrer la main de leurs anciens adversaires.

François FORESTIER

(theatrum-belli.com)

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