Regulus part pour Carthage, retenu par ses parents – Tempera sur papier de Michel Ghislain Stapleaux, 1832.
La civilisation carthaginoise ou civilisation punique1 est une ancienne civilisation située dans le bassin méditerranéen et à l’origine de l’une des plus grandes puissances commerciales et militaires de cette région dans l’Antiquité.
Les guerres puniques (II) – La première guerre punique et ses conséquences
28 juillet 2014
La première guerre punique
marque le premier affrontement entre Rome et Carthage. Ce conflit
ininterrompu de 23 ans va demander un effort de guerre considérable à
Rome, qui va devoir mobiliser année après année ses citoyens afin de
combattre les puniques, et développer une force navale conséquente.
Nous verrons d’abord les causes lointaines et immédiates de ce conflit,
avant de développer les opérations à proprement parlées et finalement
les conséquences de cette première opposition entre Rome et Carthage.
Les causes lointaines
Pyrrhus Ier, roi d’Épire.
Le conflit entre Rome et Carthage était-il inévitable ? Pour certains spécialistes[1],
la nouvelle politique extérieure entreprise par Rome au IIIe siècle,
permise par la fin de la lutte interne entre patriciens et plébéiens,
allait fatidiquement s’opposer à terme à l’empire commercial et maritime
de Carthage.
Pour autant, les relations entre Rome et la cité punique
ne laissaient pas présager de conflit aussi long et difficile : les
nombreux traités conclus entre les deux cités entre le IVe et le IIIe
siècle avaient institué un semblant d’équilibre des forces. De même,
Carthage et Rome ont eu l’occasion de faire front commun contre Pyrrhus,
le roi d’Épire, royaume situé de l’autre côté de l’Adriatique, en -278.
Les deux alliés s’étaient promis de ne traiter qu’ensemble avec
l’envahisseur, et Carthage s’était engagée à fournir à Rome argent et
navires, avec le dessein de contenir celui qui voulait reconstituer
l’empire d’Alexandre, en Italie.
La cause est donc peut être à chercher
dans les conséquences de la guerre contre Pyrrhus. Rome a en effet été
amenée à prendre le contrôle de la Grande Grèce, c’est à dire la botte
italienne et des cités comme Tarente (tombée en -272) et surtout
Rhegion, donnant une partie du contrôle du détroit de Messine à Rome,
alors que Carthage en contrôlait également une partie après avoir repris
la Sicile à Pyrrhus, créant de facto une tension entre les deux empires
en formation.
Cependant, nous pouvons également trouver une réponse
satisfaisante dans la conclusion des trois guerres qu’a menées la cité
grecque de Syracuse contre Carthage au cours du IVe siècle, sous
l’impulsion du tyran Agathocle de Syracuse. Ce dernier voulut évincer
Carthage de Sicile, afin de grouper toutes les cités de l’île sous une
seule bannière. Au terme du conflit le plus long de l’Antiquité — de
-600 à -265, soit plus de trois siècles de guerre —, Syracuse perd
définitivement son aura de première puissance de Méditerranée.
L’affaire
aurait pu s’arrêter là si d’anciens mercenaires du tyran de Syracuse,
Agathocle, n’avaient pris le contrôle de la ville de Messine à la mort
de ce dernier en -289, ce qui nous amène à la cause immédiate du conflit
romano-punique.
La cause immédiate, l’affaire de Messine
Le trajet de l’armée punique de Lilybée à Messine (Wikipédia).
Agathocle de Syracuse meurt en -289. À
l’annonce de la mort de leur employeur, d’anciens mercenaires du défunt
tyran, que l’on appelle Mamertins — serviteurs du dieu Mars,
qualificatif auto-attribué — s’emparent de la ville de Messine. Le
nouveau tyran de Syracuse, Hiéron II, décide de marcher contre les
Mamertins et de prendre le contrôle de la ville. Messine fait alors
appel à Carthage, qui possède une garnison dans la ville, pour vaincre
Hiéron. C’est chose faite, Syracuse doit renoncer à Messine. Mais
demander l’aide de Carthage, c’était s’exposer à une mise sous tutelle
de la part de cette dernière, ce que ne voulaient pas les Mamertins, qui
firent deditio in fidem à Rome.
Arrêtons-nous un instant sur ce concept de deditio,
très important dans l’histoire de la République romaine à notre
période, puisque c’est par ce concept que l’on a pu expliquer la
croissance territoriale de Rome et surtout, son pseudo-impérialisme.
Tout d’abord, la deditio in fidem est un acte politique mais
éminemment sacré : une cité remet son destin entre les mains d’une
puissance étrangère en l’échange d’un appui militaire contre un ennemi.
Cela signifie qu’une cité menacée qui faisait deditio auprès de
Rome remettait l’intégralité de ses biens, de ses gens et de son
territoire à la discrétion du peuple romain. Généralement, Rome
maintenait les institutions politiques et religieuses, mais enlevait
auxdites cités leurs pouvoirs diplomatiques et militaires, assurés
désormais par leur « suzerain » romain. En échange, Rome garantissait la
sécurité de la cité vassale et lui offrait son aide en cas de besoin,
avantage non négligeable en des temps où les guerres faisaient quasiment
partie du quotidien.
Rome refusait rarement la deditio d’une cité, même si cela l’a souvent conduit à des défaites : les trois guerres samnites sont la conséquence de la deditio
d’un certain nombre de cités de Campanie menacées par la migration des
Samnites vers des plaines favorables à l’élevage. Exemple parmi
d’autres, la soumission des cités menacées (Capoue et Teanum) par les
Samnites offrit la possibilité à Rome, une fois les Samnites
définitivement vaincus, de :
- faire de Capoue une municipalité fédérée en 334 avant d’être définitivement annexée en 318-312.
- dissoudre la ligue latine au profit de Rome, qui put installer librement ses colonies (Ostie, Antium, Terracine)
- assurer sa domination sur la Campanie grâce à la création d’un État
romano-campanien, rendue possible grâce à la bonne entente entre
l’aristocratie romaine et capouane.
- créer un contact direct entre Rome et la Grande Grèce, avec les conséquences que l’on connaît.
Ainsi, l’expansion de Rome dans toute la
péninsule italique n’est pas, paradoxalement, de son fait : c’est en
répondant à l’appel au secours d’autres États que Rome s’est agrandie à
leurs dépens, ce qui sera une constante dans l’histoire romaine, même si
parfois l’étude des guerres menées par Rome peut laisser planer le
doute — on pense à la guerre des Gaules.
Pourtant cette fois-ci, Rome hésite :
elle a pactisé avec Carthage et s’est engagée à ne pas intervenir
militairement en Sicile. Cependant, la deditio de Messine est un
acte sacré : refuser serait bafouer les dieux. De même, prendre le
contrôle de Messine serait un atout considérable pour Rome, qui serait
seule maitresse du détroit de Messine, certainement le carrefour
commercial le plus important de Méditerranée occidentale, a plus forte
raison, de tout le bassin méditerranéen.
Sur la décision de Rome à proprement parlé, les opinions des spécialistes divergent : Pour Mireille Cébeillac, c’est le concilium plebis, le concile de la plèbe, un organe législatif, qui décida que Rome apporterait son soutien aux Mamertins, en vertu de la lex Hortensia de -287, qui donnait force de loi aux plebiscita (décisions) prises par le concile[2]. Pour Marcel Le Glay, la décision fut bel et bien prise par le Sénat, poussé par la puissante famille des Claudii, « attiré par l’espoir de butin et désireux d’assurer la défense de leurs intérêts commerciaux. »[3].
Toujours est-il que Rome envoya une armée secourir les Mamertins en 264 av. J.-C., déclenchant la première guerre punique.
La première confrontation entre Rome et
Carthage eut lieu devant les murailles de Messine, au cours de la
bataille éponyme. Rome, qui n’est pas officiellement en guerre avec
Carthage, envoie le consul Appius Claudius Claudex à la tête de deux
légions reprendre Messine. C’est chose faite : la garnison carthaginoise
est chassée sans heurts notables de la ville, qui passe sous le joug
romain. Carthage, malgré le flagrant casus belli que représente
l’occupation de Messine par Rome, semble avoir voulu éviter une guerre
ouverte avec cette dernière. Après une courte période de vaines
négociations, l’armée carthaginoise est battue par les légions de
Claudius. Au cours de la bataille, la majorité de la cavalerie romaine
fut vaincue, mais les légionnaires montrèrent toute leur supériorité
face aux mercenaires carthaginois et aux hoplites syracusains.
Cette bataille quoique non décisive,
contraignit cependant Hiéron à se retirer. Claudius se retira de Sicile,
laissant une forte garnison à Messine, mais ne parvint pas à imposer la
paix : la guerre allait encore durer 23 ans. Remplaçant Claudius, le
consul Messalla parviendra à faire se retirer Hiéron, qui épousera la
cause romaine et restera fidèle à son serment jusqu’à sa mort en -215.
Les opérations navales
Troupes romaines embarquées sur un navire.
Si l’essentiel des opérations terrestres
vont se dérouler en Sicile (ainsi qu’en Afrique du Nord comme nous le
verrons), Rome a dû, pour la première fois de son histoire, livrer
bataille sur mer, afin de briser la toute puissance carthaginoise en
Méditerranée occidentale. La légende voudrait que Rome ait construit 120
navires de type quinquérème en seulement 60 jours, à partir de l’épave
d’un navire carthaginois échoué. C’est en effet la première fois que
Rome a dû se doter d’une flotte de guerre digne de ce nom. Bien que les soccii navales,
les cités alliées d’Italie du Sud, fournissent à Rome des navires de
guerre, c’était bien loin d’être suffisant contre Carthage. Les Romains,
dans leur pragmatisme habituel, savaient très bien que le fait de
posséder un nombre conséquent de navires ne leur permettrait pas de
vaincre les carthaginois sur le terrain qu’ils maitrisent le mieux : la
mer.
Face à des marins expérimentés, Rome ne
pouvait opposer que des citoyens-soldats, qui n’avaient pour la plupart
jamais posé le pied sur un navire. À une époque où le combat naval
consistait à éperonner le navire par le flanc ou le couler, ou bien tuer
l’équipage ennemi à coup d’armes de jet, les Romains innovèrent en se
munissant de corvi (pluriel de corvus, corbeau). Ces
passerelles de bois munies de crochets permettaient aux Romains
d’aborder les navires carthaginois et de transformer les deux ponts des
navires en un espace propice au combat rapproché, domaine dans lequel
excellent les légionnaires. Cette invention permet à Rome de remporter,
au large de Mylae en -260, la première victoire navale de son histoire,
capturant 50 navires carthaginois. Bien que non décisive, cette victoire
fut un incroyable choc psychologique du côté punique. Rome va remporter
un grand nombre de victoires navales, dont la plus importante est celle
du cap Enomo, où Rome capture 50 navires carthaginois et en coule 24,
perdant de son côté autant de navires. On ne connaît qu’une seule
défaite navale romaine durant ce conflit : Drépane, en -249. Le consul
P. Claudius Pulcher avait conçu un plan audacieux pour attaquer la
flotte ennemie à Trepani. Au lieu d’attendre le renfort de son collègue,
et malgré les augures défavorables (les poulets sacrés auraient refusé
de manger, Pulcher les aurait alors jetés par-dessus bord en criant « et
bien, buvez maintenant. »), se lança à l’assaut et perdit 93 navires et
de très nombreux hommes d’équipage.
En -259, le consul Lucius Cornelius
Scipion s’empare d’Aléria en Corse, mais échoue à prendre la Sardaigne.
En Sicile, la situation est plus complexe à cause du constant renfort
carthaginois envoyé sur l’île, qui ne tombera définitivement qu’à la fin
du conflit.
Bataille de Mylae, par Vincentius Bellovacensis, enluminure issue de l’ouvrage Speculum historiale, France, XV° siècle.
L’expédition d’Afrique et le sursaut carthaginois
Comme les Syracusains avant elle, Rome
décida d’attaquer Carthage sur son territoire, afin de la vaincre
définitivement. Sûre du soutien de ses alliés numides, Rome ne prend la
peine d’envoyer qu’un seul consul, Regulus, à la tête de deux légions,
qui débarque au cap Bon en -256. Après avoir ravagé la ville de
Kerkouane et mit le siège devant Tunis, Regulus propose une paix aux
conditions scandaleuses pour Carthage : l’abandon de la Sicile. L’armée
carthaginoise profite de l’hiver pour reconstituer ses forces et, au
printemps, dirigée par le général mercenaire spartiate Xanthippe,
inflige une cuisante défaite aux légions de Regulus, qui avait accepté
le combat avant d’avoir reçu des renforts de Rome. Carthage fit 500
prisonniers, dont Regulus, qui mourut en captivité.
Loin d’avoir mis un terme au conflit, la
guerre repart de plus belle. La trop grande confiance de Regulus est
une tare consulaire liée à l’institution même, que l’on retrouvera
fréquemment au cours de la deuxième guerre punique, que nous étudierons.
Après la perte de deux de ses légions,
Rome réagit vite et réussit à récupérer les rescapés du massacre au cap
Bon, avec 200 navires. Mais une tempête décime la flotte de sauvetage au
large de Camarina, au Sud-Est de la Sicile. Démarre alors une guerre de
position qui durera une dizaine d’années, ponctuée de combats dont
l’issue ne sera décisive ni pour l’un ni pour l’autre.
Hamilcar Barca.
Pendant ce temps, l’effort de guerre
permanent épuise les deux puissances. Aucun conflit aussi long n’avait
eu lieu sans trêve jusqu’alors. La construction de navires de
remplacement à ceux détruits au cours des combats ou des tempêtes est
continue. Rome est obligée de recourir à une augmentation des taxes et à
un emprunt extraordinaire. Les quelques pauses, toujours de courte
durée, servent à reconstituer les forces de chacun. Rome parvient peu à
peu à reprendre la main sur la Sicile, renouvelant sans limite de temps
son alliance avec Syracuse[4].
Une épine supplémentaire vient se
planter dans le pied de Rome à partir de -247 : le grand général
carthaginois Hamilcar Barca débarque en Sicile à la tête d’une petite
troupe de mercenaires, et mène la vie dure aux Romains, reprenant une
bonne partie de l’Ouest de l’île. Jamais vaincu, il mènera des assauts
jusque sur la côte Sud de l’Italie. Il faut attendre le dénouement final
de ce conflit pour qu’Hamilcar cesse d’être une menace pour Rome.
La bataille des Égades et la paix
En -242 la guerre est au point mort. Les
finances de Rome sont désastreuses. Pour reconstruire une flotte, les
riches citoyens de Rome font construire sur leurs propres deniers des
quinquérèmes, reconstituant ainsi une flotte de 200 navires. Depuis sa
première victoire navale, Rome avait gagné une certaine expérience du
combat sur mer : le corvus est abandonné, les équipages formés à de complexes manœuvres.
Carthage ne reste pas indifférente aux
manœuvres de Rome. Elle expédie toute sa flotte, forte de 250 navires,
contrer la flotte romaine qui avait mis le siège devant le port de
Lilybée. Malgré un vent contraire, le consul Catulus décide d’attaquer
la flotte carthaginoise. Pour cela, il ordonne de démâter les navires et
de laisser à terre tout équipement superflu. Malgré leur infériorité
numérique, les Romains, plus expérimentés que les équipages puniques
recrutés à la hâte, ayant une meilleure manœuvrabilité que les
quinquérèmes carthaginoises, chargées en hommes et en provisions,
détruisent la majeure partie de la flotte carthaginoise en éperonnant ou
en capturant leurs navires. C’est une victoire décisive que vient de
remporter Rome : Carthage est incapable de se relever de cette cuisante
défaite et accepte de signer la paix avec Rome en -241.
Conséquences de la première guerre punique
La première des conséquences de cette
première guerre punique fut d’abord la cession totale de la Sicile à
Rome. L’île devient la première des provinces romaines, qui, un jour,
borderont toute la Méditerranée et au-delà. Rome met aussi la main sur
tous les îlots au large de la Sicile, les Lipari. Rome récupère un
énorme butin de guerre, additionné à la lourde indemnité que Carthage
doit payer : 25000 esclaves à Agrigente, 27000 à Palerme, 10000 aux îles
Lipari.
À la fin de cette guerre, Rome est
devenue une véritable puissance navale, mais elle n’entretiendra pas
cette flotte dans la durée, ce qui lui manquera cruellement lors de la
deuxième guerre punique.
Carthage sort considérablement affaiblie
de cette guerre. Additionné au lourd tribut de guerre qu’elle doit
verser à Rome, elle va devoir faire face, quasi immédiatement après la
cessation des hostilités, à la « guerre des mercenaires », dont nous
reparlerons dans notre prochain épisode de cette série d’articles.
Nicolas Champion
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