LA ROYALE
La guerre sous Louis XIV (IV) – Puissance et déclin de la Royale
Si le Roi Soleil vouait une
admiration sans faille à son armée, il n’en a pas été de même pour sa
marine. Ignorant tout de la chose, le cardinal de Mazarin ne transmit
donc que peu de choses au futur roi.
Lorsque ce dernier accède au
pouvoir personnel en 1661, la marine française ne regroupe qu’une petite
vingtaine de navires, la plupart en mauvais état. Pourtant, sous
l’impulsion de Colbert, la Royale va être réformée, renforcée
considérablement, à une vitesse et un niveau jamais atteint.
I. Des débuts difficiles
Malgré les efforts de Richelieu, la
marine de guerre française n’était, avant le règne de Louis XIV, qu’une
marine de seconde zone, largement dépassée par les marines hollandaises
et anglaises, qui employaient déjà des navires de ligne aux performances
et à l’armement nettement supérieurs aux galions français, dans les
années 1653-1654.
Colbert arrive aux affaires en 1665.
Comprenant parfaitement que la supériorité navale allait déterminer
l’avenir du commerce maritime, et donc donner à celui qui posséderait la
marine la plus puissante la maîtrise des mers et du commerce, Colbert
va s’efforcer, avec succès, de doter le royaume d’une marine à la
hauteur de sa puissance.
En 1661, la France ne dispose que d’une
vingtaine de navires en mauvais état, ainsi que six galères en
Méditerranée. La politique de Colbert va être si efficace, qu’à sa mort
en 1683, la flotte française comprendra 250 bâtiments, devenant de facto la flotte la plus imposante d’Europe.[1]
Pourtant, la montée en puissance de la
Royale, note Olivier Chaline, quoique fulgurante, fut aussi bien
éphémère, si l’on compare avec la Royal Navy qui, bien qu’ayant
mis plus de temps à atteindre l’apogée de sa puissance, est restée
pérenne, recevant le soutien politique, économique, financier et social
dont elle avait besoin.[2]
Constat fait par tous ceux qui ont
étudié l’évolution de la marine militaire et marchande en France depuis
les origines : le gouvernement ne s’est jamais véritablement intéressé à
la mer, préférant de loin jouer son va-tout sur terre. Le développement
de la marine fut donc le fait d’hommes qui avaient compris la nécessité
vitale, à l’heure de la multiplication des échanges commerciaux et de
l’expansion coloniale, d’entretenir une flotte puissance capable de
protéger les convois de marchandises à travers les océans, mais aussi de
pouvoir paralyser le commerce ennemi en cas de guerre.
C’est donc grâce à l’action de Colbert
que la Royale a pu se reconstituer. Celle-ci se fait d’ailleurs dans un
contexte favorable : la décadence de la marine espagnole, les luttes
anglo-hollandaises, la réorganisation des finances du royaume dans les
années 1660 — toujours grâce à Colbert — dans une période de paix,
permet la construction de nombreux vaisseaux de guerre.[3]
De ce fait, on rompt avec la tradition navale française qui perdure
depuis le Moyen Âge, consistant à se fournir en navires (et en marins)
dans les États étrangers, notamment Gênes et Venise.
Mais la croissance exponentielle du
nombre de vaisseaux ne fait pas pour autant de la marine française une
flotte redoutable : combattre Anglais et Hollandais dans la Manche et en
mer du Nord reste quelque chose d’extrêmement difficile, d’abord parce
que malgré la multiplication des ports sur l’Atlantique, aucun port à
l’Est de Brest ne peut accueillir une flotte en difficulté. De plus, ces
deux mers restent largement inconnues des marins français,
contrairement à « l’empire de la mer Méditerranée assurée à la France par quarante galères »[4], le spectre de 1588 n’étant pas si éloigné.
En effet, si les Français construisent
plus de navires qu’auparavant, le rôle de ces derniers restent
majoritairement le transport de troupes ou le bombardement de places,
contrairement aux Hollandais et aux Britanniques qui se lancent depuis
longtemps dans des « batailles rangées » navales. L’échec de la
stratégie navale française se constate d’ailleurs lors de la tentative
de secours de Candie (Chypre), assiégée par les Turcs, en 1669, ou
encore le désastre de La Lune au retour de la campagne contre les
corsaires barbaresques en 1664 (avec la prise puis la perte de
Djidjelli), qui coula en rade de Toulon, faisant 700 victimes.
Au niveau institutionnel, Colbert doit
lutter contre les mêmes problèmes que l’on trouve dans l’armée de terre,
à savoir l’indépendance jalousement gardée des nobles capitaines de
vaisseaux, se réclamant « empereur en leur navire », et l’ignorance des
officiers en matière navale.
II. La Royale, première marine du monde
La marine royale ne tarde pourtant pas à
cueillir les fruits de sa réformation : lors de la révolte de Messine,
Duquesne parvient à détruire la flotte hispano-hollandaise à Stomboli en
1674, et récidive deux ans plus tard avec la flotte hollandaise de
Reyter, devant Agosta.
Grand marin que ce Duquesne : ce
Dieppois né en 1610 est l’un des rares hommes nommés à un poste influent
dans la Royale à avoir jamais entendu quelque chose à son domaine.
Commandant son premier navire à 18 ans, Abraham Duquesne reçoit le
commandement du Neptune sur ordre de Richelieu en 1636, et
participe activement à la reprise des îles Lérins aux Espagnols, puis
combat en Méditerranée, où il se fait remarqué à Tarragone et à
Carthagène. Après la mort du Cardinal en 1643, Duquesne passe au service
de la Suède et mène une brillante campagne contre le Danemark, où il
obtient le statut de vice amiral. Il revient en France l’année suivante
et participe au siège de Rosas. Resté fidèle au roi pendant la Fronde,
Duquesne mate la révolte de Bordeaux avec 4 navires en 1649. Face à la
désorganisation de la marine, il est contraint à une période
d’inactivité d’une dizaine d’années avant de se voir confier la charge
de lieutenant général en 1667, grade confirmé par le roi en 1669.
Excellent navigateur, Duquesne n’entretient pourtant pas de bons
rapports ni avec son supérieur direct l’amiral D’Estrées, ni avec
Colbert, qui voit tout de même en lui un homme « fort habile et le plus expérimenté capitaine ».[5]
Ses succès à Messine et à Agosta
valurent à Duquesne les honneurs de la part du roi et de Colbert, ravi
que sa marine, si décevante en 1672-73, vienne d’écraser un échantillon
de la deuxième plus puissante flotte du moment.
Dans les années qui suivirent, Duquesne
opéra en Méditerranée pour la protection des navires marchands,
notamment contre les corsaires barbaresques. Très attaché au
protestantisme, il refusera toujours de se convertir, ce qui le privera
du bâton de maréchal et du titre de vice-amiral, pourtant fort mérité en
dépit de « son humeur difficile et intéressée ».[6]
Exemple parmi les grands noms de la
marine française, comme Tourvile ou plus tard Cassard, Duquesne fait
partie de ces hommes qui permirent à la Royale de s’affirmer sur les
mers et de donner tout son sens à la volonté réformatrice de Colbert.
Après la guerre de Hollande, ce dernier ordonne que les navires trop
usés soient détruits, les restants réparés et améliorés et bien-sûr, que
de nouveaux soient construits. Cela fut rendu possible grâce à
l’agrandissement et la création de nouveaux ports et chantiers navals
sur l’Atlantique.
Dans les années 1680-90, la Royale
atteint son apogée : l’outil militaire naval se perfectionne avec la
création de véritables écoles navales, la production de navires de ligne
par dizaines (sous le secrétariat de Seignelay, Colbert est mort en
1683, on produit entre 75 et 93 navires par an entre 1690 et 1693).
III. La Hougue et le revirement stratégique (1694-1695)
Malgré le nombre croissant de navires français, dépassant les effectifs de la Royal Navy
au début des années 1690, la marine française n’en reste pas moins
sujette à des défaites, particulièrement dans la Manche et en mer du
Nord, pour les raisons évoquées plus haut.
Cette incapacité à vaincre
l’Anglais sur son terrain de manière décisive est fort bien illustrée
par la bataille de La Hougue — au large du Cotentin — le 29 mai 1692.
Nous sommes alors en pleine guerre de la
ligue d’Augsbourg, qui marque le véritable sommet de la puissance
navale française, avant sa chute inexorable. La construction de la
flotte française a monopolisé pendant une dizaine d’années la quasi
totalité des ressources du royaume, coûtant à l’État près de deux fois
celles du château de Versailles.
En 1692 donc, Louis XIV apporte son
soutien au catholique Jacques II d’Angleterre, afin de l’aider à
recouvrer son trône. Le roi ordonne donc à Tourville de tenir tête à la
flotte coalisée afin de permettre le débarquement en Angleterre d’une
force de 20 000 hommes devant marcher sur Londres et rétablir Jacques II
dans son droit.
Le déroulement de cette bataille nous
permet de voir explicitement les défauts récurrents de la marine
française, malgré les efforts de Colbert :
- Bien qu’il commande la flotte, Tourville, marin expérimenté, ne possède aucun pouvoir de décision, ce droit étant réservé à Jacques II en personne, au maréchal de France Bellefonds et au commissaire général de la marine Bonrepaus, personnages qui n’entendent rien aux choses de la mer.
- Le recrutement s’avère difficile : Colbert avait réformé le système de « la presse » qui contraignait tous les gens de mer à servir sur les navires du roi en temps de guerre, en créant une sorte de « service militaire obligatoire » avant l’heure, chacun devant servir une année sur trois, moyennant certains avantages, comme l’exemption de logement des gens de guerre ou des exemptions d’impôts, tout ceci étant réglementé par l’édit de 1673. Or, ce système ne permettait pas de recruter autant de marins que nécessaire pour une flotte aussi conséquente, et l’on dut recourir de nouveau à la contrainte.
- Si Tourville devait disposer d’environ 70 navires pour l’opération, la flotte du Levant censée l’appuyer manqua à l’appel le jour du départ, laissant Tourville avec 45 bâtiments sous-armés et en manque d’équipement.
Tourville reçoit du roi un courrier, lui indiquant ses ordres et lui ordonnant, s’il aperçoit l’ennemi, de l’attaquer « en quelque nombre qu’ils soient » :
Tourville devra donc affronter, mais il ne le sait pas encore, 99
navires anglo-hollandais avec moins de la moitié de cela, à Barfleur.
Pourtant la bataille reste indécise : ayant reçut l’ordre d’attaquer,
Tourville fonce en plein centre du dispositif ennemi avec ses 45
navires…et n’essuie aucune perte ! Les anglais eux, déplorent la mort du
contre-amiral Carter et la perte de deux navires. Cependant, de
nombreux bâtiments français sont dans l’incapacité de poursuivre le
combat : Tourville doit se replier.
La côte normande ne dispose pas de
fortifications capables de tenir en respect la flotte ennemie et
d’abriter celle de Tourville, il faut donc se replier en Bretagne en
franchissant le cap de la Hague. Si la majorité des navires y parvient,
13 ne le peuvent et sont contraints de se réfugier dans la baie de la
Hougue. Le navire amiral, le Soleil Royal, fleuron de la marine
française, fortement endommagé, s’échoue à proximité de Cherbourg avec
deux autres navires. Les maigres défenses de la ville tiennent pour un
temps l’ennemi à distance, mais, touché à sa réserve de munitions, le Soleil Royale
s’enflamme et explose, propulsant boulets, morceaux de coque et membres
d’équipage dans toutes les directions, y compris sur la ville, causant
de gros dégâts matériels et humains.
Deux jours plus tard, Jacques II
assiste, impuissant, à l’incendie du reste de la flotte en rade de la
Hougue par des brûlots anglais. Dans cette bataille, la France perd 15
navires de ligne, mais la proximité de la côte permet de sauver une
bonne partie des équipages, ce qui relativise la défaite, d’autant que
les navires perdus seront remplacés l’année suivante.
Versailles tire les conclusions de cette
défaite (Tourville n’est d’ailleurs pas tenu responsable, et fait
maréchal de France en 1694). On ne peut vaincre les Anglo-hollandais en
mer du Nord ni dans la Manche en bataille rangée. On va donc « les battre à la course ».
La course, l’activité pratiquée par les corsaires, vise à paralyser le
commerce ennemi en capturant ses navires. C’est donc le choix de la
guerre d’usure, qui pousse à terme l’ennemi à la paix.
Ce tournant stratégique s’opère dans une
période difficile : même si les navires perdus à la Hougue sont
rapidement remplacés, le royaume subit une crise démographique et
frumentaire en 1694-95. Au même moment, Tourville, alors Maréchal de
France, décide d’attirer la flotte anglo-hollandaise en Méditerranée
afin de la battre sur une mer bien connue des Français, contrairement
aux Anglais, éloignés de leurs bases, qui plus est. Seulement cette
affaire ne fut très prolifique envers la France. Au contraire, cela
poussa les Britanniques à s’installer durablement en Méditerranée, chose
faite en 1703 avec la conquête de Gibraltar.
Le recours à la course est-elle l’aveu
de l’échec naval français ? Non, répond l’historien Olivier Chaline.
Selon lui, la course était déjà monnaie courante avant même la défaite
de la Hougue, puisque les Dunkerquois la pratique depuis 1672, date
d’entrée de Jean Bart au service de la France, véritable virtuose de la
guérilla navale.[7] La course ne remplace donc pas la stratégie initiale par nécessité, mais prend cependant l’ascendant.
IV. La fin
Si les années 1693-94 ne marquent pas la
fin de la primauté française, elle sont toutefois un tournant majeur.
Incapable de financer la restauration et la construction de navires de 1er
et de second rang (plus de 100 canons pour le premier, environ 80 pour
le second), dont les débris de ceux construits dans les années 1680 sont
condamnés à pourrir dans les ports, la France se tourne vers des
navires plus petits et plus maniables et surtout, moins onéreux. Cela
n’empêche nullement la France d’avoir quelques succès en Méditerranée,
mais la grandeur n’y est plus. La flotte est vieillissante et à peine
remplacée. De 100 bâtiments en 1700, on passe à 90 l’année suivante,
alors que le nombre de navires en service dans la Navy ne cesse
de croître, même en temps de paix (13 vaisseaux anglais construits
contre 2 français en 1698, idem en 1699). Mais même si les navires sont
vieux, la France conserve jusqu’en 1708, une flotte honorable.
Cette année là survient une crise
financière. Les caisses sont vides, la marine est sacrifiée : un seul
navire est construit en 1708, aucun ensuite. Depuis 1698 l’Angleterre a
lancé une centaine de navires, construits dans des bassins performants
et nombreux, la France 37. Les navires restants sont condamnés à être
démantelés ou à pourrir dans les rades. En 1715, Philippe d’Orléans,
régent de la Couronne après la mort du roi, tire la conclusion que le
quasi-abandon de la marine est la condition sine qua non pour conclure une alliance avec les puissances maritimes étrangères (alliance avec l’Angleterre contre l’Espagne en 1719).
Malgré cette fin tragique, il faut
relativiser : si l’Angleterre a pris la première place dans la
hiérarchie des puissances maritimes, place qu’elle ne perdra qu’après la
seconde Guerre Mondiale, la France n’a jamais été chassée des mers :
les convois commerciaux continuent de circuler et les corsaires français
sont toujours dans la capacité d’organiser l’interlope et des attaques
de convois faiblement escortés. De même, si la marine a été sacrifiée
lors de la crise économique, c’est également parce que la France devait
faire face à des coalitions terrestres (guerre de succession d’Espagne
entre 1701 et 1714).
Conclusion générale
Ici s’achève cette première série
consacrée à la guerre sous Louis XIV. Nous y avons détaillé l’outil
militaire du roi, aussi bien terrestre que naval. En somme, l’armée de
Louis le Grand atteint son apogée dans les années 1690, où elle est
véritablement l’armée la plus vaste du monde, sur terre comme sur mer.
Louis XIV disposait d’un potentiel humain, financier et matériel
considérable, dont ne disposera pas Napoléon Ier en son temps.[8]
Mais la primauté française sur terre et sur mer fut mise à mal par des
guerres imprévues, la perte rapide de grands hommes comme Turenne,
Colbert, Seignelay (1690), puis Louvois (1691), la complexité de
l’appareil militaire laissé en héritage, gangrené par la vénalité des
charges et la primauté du rang sur le talent.
A Estelle-Aurore, qui m’a inspiré cet article.
Nicolas Champion
µµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµ
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire