jeudi 10 juillet 2014

LA ROYALE

La guerre sous Louis XIV (IV) – Puissance et déclin de la Royale
Bataille de Barfleur-La Houge. Au centre, le Soleil Royal français entre un vaisseau hollandais et un vaisseau anglais. Tableau de 1693.

La guerre sous Louis XIV (IV) – Puissance et déclin de la Royale

 

Si le Roi Soleil vouait une admiration sans faille à son armée, il n’en a pas été de même pour sa marine. Ignorant tout de la chose, le cardinal de Mazarin ne transmit donc que peu de choses au futur roi. 

Lorsque ce dernier accède au pouvoir personnel en 1661, la marine française ne regroupe qu’une petite vingtaine de navires, la plupart en mauvais état. Pourtant, sous l’impulsion de Colbert, la Royale va être réformée, renforcée considérablement, à une vitesse et un niveau jamais atteint.

I. Des débuts difficiles

Malgré les efforts de Richelieu, la marine de guerre française n’était, avant le règne de Louis XIV, qu’une marine de seconde zone, largement dépassée par les marines hollandaises et anglaises, qui employaient déjà des navires de ligne aux performances et à l’armement nettement supérieurs aux galions français, dans les années 1653-1654.

Colbert arrive aux affaires en 1665. Comprenant parfaitement que la supériorité navale allait déterminer l’avenir du commerce maritime, et donc donner à celui qui posséderait la marine la plus puissante la maîtrise des mers et du commerce, Colbert va s’efforcer, avec succès, de doter le royaume d’une marine à la hauteur de sa puissance.

En 1661, la France ne dispose que d’une vingtaine de navires en mauvais état, ainsi que six galères en Méditerranée. La politique de Colbert va être si efficace, qu’à sa mort en 1683, la flotte française comprendra 250 bâtiments, devenant de facto la flotte la plus imposante d’Europe.[1]

Pourtant, la montée en puissance de la Royale, note Olivier Chaline, quoique fulgurante, fut aussi bien éphémère, si l’on compare avec la Royal Navy qui, bien qu’ayant mis plus de temps à atteindre l’apogée de sa puissance, est restée pérenne, recevant le soutien politique, économique, financier et social dont elle avait besoin.[2]
Constat fait par tous ceux qui ont étudié l’évolution de la marine militaire et marchande en France depuis les origines : le gouvernement ne s’est jamais véritablement intéressé à la mer, préférant de loin jouer son va-tout sur terre. Le développement de la marine fut donc le fait d’hommes qui avaient compris la nécessité vitale, à l’heure de la multiplication des échanges commerciaux et de l’expansion coloniale, d’entretenir une flotte puissance capable de protéger les convois de marchandises à travers les océans, mais aussi de pouvoir paralyser le commerce ennemi en cas de guerre.

Portrait de Colbert par Philippe de Champaigne (1655), Metropolitan Museum of Art
Portrait de Colbert par Philippe de Champaigne (1655), Metropolitan Museum of Art.

C’est donc grâce à l’action de Colbert que la Royale a pu se reconstituer. Celle-ci se fait d’ailleurs dans un contexte favorable : la décadence de la marine espagnole, les luttes anglo-hollandaises, la réorganisation des finances du royaume dans les années 1660 — toujours grâce à Colbert — dans une période de paix, permet la construction de nombreux vaisseaux de guerre.[3] De ce fait, on rompt avec la tradition navale française qui perdure depuis le Moyen Âge, consistant à se fournir en navires (et en marins) dans les États étrangers, notamment Gênes et Venise.

Mais la croissance exponentielle du nombre de vaisseaux ne fait pas pour autant de la marine française une flotte redoutable : combattre Anglais et Hollandais dans la Manche et en mer du Nord reste quelque chose d’extrêmement difficile, d’abord parce que malgré la multiplication des ports sur l’Atlantique, aucun port à l’Est de Brest ne peut accueillir une flotte en difficulté. De plus, ces deux mers restent largement inconnues des marins français, contrairement à « l’empire de la mer Méditerranée assurée à la France par quarante galères »[4], le spectre de 1588 n’étant pas si éloigné.

En effet, si les Français construisent plus de navires qu’auparavant, le rôle de ces derniers restent majoritairement le transport de troupes ou le bombardement de places, contrairement aux Hollandais et aux Britanniques qui se lancent depuis longtemps dans des « batailles rangées » navales. L’échec de la stratégie navale française se constate d’ailleurs lors de la tentative de secours de Candie (Chypre), assiégée par les Turcs, en 1669, ou encore le désastre de La Lune au retour de la campagne contre les corsaires barbaresques en 1664 (avec la prise puis la perte de Djidjelli), qui coula en rade de Toulon, faisant 700 victimes.
Au niveau institutionnel, Colbert doit lutter contre les mêmes problèmes que l’on trouve dans l’armée de terre, à savoir l’indépendance jalousement gardée des nobles capitaines de vaisseaux, se réclamant « empereur en leur navire », et l’ignorance des officiers en matière navale.

II. La Royale, première marine du monde

La marine royale ne tarde pourtant pas à cueillir les fruits de sa réformation : lors de la révolte de Messine, Duquesne parvient à détruire la flotte hispano-hollandaise à Stomboli en 1674, et récidive deux ans plus tard avec la flotte hollandaise de Reyter, devant Agosta.

Grand marin que ce Duquesne : ce Dieppois né en 1610 est l’un des rares hommes nommés à un poste influent dans la Royale à avoir jamais entendu quelque chose à son domaine. Commandant son premier navire à 18 ans, Abraham Duquesne reçoit le commandement du Neptune sur ordre de Richelieu en 1636, et participe activement à la reprise des îles Lérins aux Espagnols, puis combat en Méditerranée, où il se fait remarqué à Tarragone et à Carthagène. Après la mort du Cardinal en 1643, Duquesne passe au service de la Suède et mène une brillante campagne contre le Danemark, où il obtient le statut de vice amiral. Il revient en France l’année suivante et participe au siège de Rosas. Resté fidèle au roi pendant la Fronde, Duquesne mate la révolte de Bordeaux avec 4 navires en 1649. Face à la désorganisation de la marine, il est contraint à une période d’inactivité d’une dizaine d’années avant de se voir confier la charge de lieutenant général en 1667, grade confirmé par le roi en 1669. Excellent navigateur, Duquesne n’entretient pourtant pas de bons rapports ni avec son supérieur direct l’amiral D’Estrées, ni avec Colbert, qui voit tout de même en lui un homme « fort habile et le plus expérimenté capitaine ».[5]

Ses succès à Messine et à Agosta valurent à Duquesne les honneurs de la part du roi et de Colbert, ravi que sa marine, si décevante en 1672-73, vienne d’écraser un échantillon de la deuxième plus puissante flotte du moment.

Un vaisseau français affrontant deux galères barbaresques  (Tableau de Théodore Gudin).
Un vaisseau français affrontant deux galères barbaresques (Tableau de Théodore Gudin).

Dans les années qui suivirent, Duquesne opéra en Méditerranée pour la protection des navires marchands, notamment contre les corsaires barbaresques. Très attaché au protestantisme, il refusera toujours de se convertir, ce qui le privera du bâton de maréchal et du titre de vice-amiral, pourtant fort mérité en dépit de « son humeur difficile et intéressée ».[6]

Exemple parmi les grands noms de la marine française, comme Tourvile ou plus tard Cassard, Duquesne fait partie de ces hommes qui permirent à la Royale de s’affirmer sur les mers et de donner tout son sens à la volonté réformatrice de Colbert. Après la guerre de Hollande, ce dernier ordonne que les navires trop usés soient détruits, les restants réparés et améliorés et bien-sûr, que de nouveaux soient construits. Cela fut rendu possible grâce à l’agrandissement et la création de nouveaux ports et chantiers navals sur l’Atlantique.

Dans les années 1680-90, la Royale atteint son apogée : l’outil militaire naval se perfectionne avec la création de véritables écoles navales, la production de navires de ligne par dizaines (sous le secrétariat de Seignelay, Colbert est mort en 1683, on produit entre 75 et 93 navires par an entre 1690 et 1693).

III. La Hougue et le revirement stratégique (1694-1695)

Le Soleil Royal brûle pendant la bataille de la Hougue, Huile sur toile par Adriaen van Diest.
Le Soleil Royal brûle pendant la bataille de la Hougue, Huile sur toile par Adriaen van Diest.

Malgré le nombre croissant de navires français, dépassant les effectifs de la Royal Navy au début des années 1690, la marine française n’en reste pas moins sujette à des défaites, particulièrement dans la Manche et en mer du Nord, pour les raisons évoquées plus haut.

Cette incapacité à vaincre l’Anglais sur son terrain de manière décisive est fort bien illustrée par la bataille de La Hougue ­— au large du Cotentin — le 29 mai 1692.

Nous sommes alors en pleine guerre de la ligue d’Augsbourg, qui marque le véritable sommet de la puissance navale française, avant sa chute inexorable. La construction de la flotte française a monopolisé pendant une dizaine d’années la quasi totalité des ressources du royaume, coûtant à l’État près de deux fois celles du château de Versailles.

En 1692 donc, Louis XIV apporte son soutien au catholique Jacques II d’Angleterre, afin de l’aider à recouvrer son trône. Le roi ordonne donc à Tourville de tenir tête à la flotte coalisée afin de permettre le débarquement en Angleterre d’une force de 20 000 hommes devant marcher sur Londres et rétablir Jacques II dans son droit.
Le déroulement de cette bataille nous permet de voir explicitement les défauts récurrents de la marine française, malgré les efforts de Colbert :
  • Bien qu’il commande la flotte, Tourville, marin expérimenté, ne possède aucun pouvoir de décision, ce droit étant réservé à Jacques II en personne, au maréchal de France Bellefonds et au commissaire général de la marine Bonrepaus, personnages qui n’entendent rien aux choses de la mer.
  • Le recrutement s’avère difficile : Colbert avait réformé le système de « la presse » qui contraignait tous les gens de mer à servir sur les navires du roi en temps de guerre, en créant une sorte de « service militaire obligatoire » avant l’heure, chacun devant servir une année sur trois, moyennant certains avantages, comme l’exemption de logement des gens de guerre ou des exemptions d’impôts, tout ceci étant réglementé par l’édit de 1673. Or, ce système ne permettait pas de recruter autant de marins que nécessaire pour une flotte aussi conséquente, et l’on dut recourir de nouveau à la contrainte.
  • Si Tourville devait disposer d’environ 70 navires pour l’opération, la flotte du Levant censée l’appuyer manqua à l’appel le jour du départ, laissant Tourville avec 45 bâtiments sous-armés et en manque d’équipement.
Tourville reçoit du roi un courrier, lui indiquant ses ordres et lui ordonnant, s’il aperçoit l’ennemi, de l’attaquer « en quelque nombre qu’ils soient » : Tourville devra donc affronter, mais il ne le sait pas encore, 99 navires anglo-hollandais avec moins de la moitié de cela, à Barfleur. Pourtant la bataille reste indécise : ayant reçut l’ordre d’attaquer, Tourville fonce en plein centre du dispositif ennemi avec ses 45 navires…et n’essuie aucune perte ! Les anglais eux, déplorent la mort du contre-amiral Carter et la perte de deux navires. Cependant, de nombreux bâtiments français sont dans l’incapacité de poursuivre le combat : Tourville doit se replier.

La côte normande ne dispose pas de fortifications capables de tenir en respect la flotte ennemie et d’abriter celle de Tourville, il faut donc se replier en Bretagne en franchissant le cap de la Hague. Si la majorité des navires y parvient, 13 ne le peuvent et sont contraints de se réfugier dans la baie de la Hougue. Le navire amiral, le Soleil Royal, fleuron de la marine française, fortement endommagé, s’échoue à proximité de Cherbourg avec deux autres navires. Les maigres défenses de la ville tiennent pour un temps l’ennemi à distance, mais, touché à sa réserve de munitions, le Soleil Royale s’enflamme et explose, propulsant boulets, morceaux de coque et membres d’équipage dans toutes les directions, y compris sur la ville, causant de gros dégâts matériels et humains.
Deux jours plus tard, Jacques II assiste, impuissant, à l’incendie du reste de la flotte en rade de la Hougue par des brûlots anglais. Dans cette bataille, la France perd 15 navires de ligne, mais la proximité de la côte permet de sauver une bonne partie des équipages, ce qui relativise la défaite, d’autant que les navires perdus seront remplacés l’année suivante.
La poupe du Soleil Royal, par Jean Bérain. Musée du Louvre.
La poupe du Soleil Royal, par Jean Bérain. Musée du Louvre.

Versailles tire les conclusions de cette défaite (Tourville n’est d’ailleurs pas tenu responsable, et fait maréchal de France en 1694). On ne peut vaincre les Anglo-hollandais en mer du Nord ni dans la Manche en bataille rangée. On va donc « les battre à la course ». La course, l’activité pratiquée par les corsaires, vise à paralyser le commerce ennemi en capturant ses navires. C’est donc le choix de la guerre d’usure, qui pousse à terme l’ennemi à la paix.

Ce tournant stratégique s’opère dans une période difficile : même si les navires perdus à la Hougue sont rapidement remplacés, le royaume subit une crise démographique et frumentaire en 1694-95. Au même moment, Tourville, alors Maréchal de France, décide d’attirer la flotte anglo-hollandaise en Méditerranée afin de la battre sur une mer bien connue des Français, contrairement aux Anglais, éloignés de leurs bases, qui plus est. Seulement cette affaire ne fut très prolifique envers la France. Au contraire, cela poussa les Britanniques à s’installer durablement en Méditerranée, chose faite en 1703 avec la conquête de Gibraltar.
Le recours à la course est-elle l’aveu de l’échec naval français ? Non, répond l’historien Olivier Chaline. Selon lui, la course était déjà monnaie courante avant même la défaite de la Hougue, puisque les Dunkerquois la pratique depuis 1672, date d’entrée de Jean Bart au service de la France, véritable virtuose de la guérilla navale.[7] La course ne remplace donc pas la stratégie initiale par nécessité, mais prend cependant l’ascendant.

IV. La fin

Si les années 1693-94 ne marquent pas la fin de la primauté française, elle sont toutefois un tournant majeur. Incapable de financer la restauration et la construction de navires de 1er et de second rang (plus de 100 canons pour le premier, environ 80 pour le second), dont les débris de ceux construits dans les années 1680 sont condamnés à pourrir dans les ports, la France se tourne vers des navires plus petits et plus maniables et surtout, moins onéreux. Cela n’empêche nullement la France d’avoir quelques succès en Méditerranée, mais la grandeur n’y est plus. La flotte est vieillissante et à peine remplacée. De 100 bâtiments en 1700, on passe à 90 l’année suivante, alors que le nombre de navires en service dans la Navy ne cesse de croître, même en temps de paix (13 vaisseaux anglais construits contre 2 français en 1698, idem en 1699). Mais même si les navires sont vieux,  la France conserve jusqu’en 1708, une flotte honorable.

Cette année là survient une crise financière. Les caisses sont vides, la marine est sacrifiée : un seul navire est construit en 1708, aucun ensuite. Depuis 1698 l’Angleterre a lancé une centaine de navires, construits dans des bassins performants et nombreux, la France 37.  Les navires restants sont condamnés à être démantelés ou à pourrir dans les rades. En 1715, Philippe d’Orléans, régent de la Couronne après la mort du roi, tire la conclusion que le quasi-abandon de la marine est la condition sine qua non pour conclure une alliance avec les puissances maritimes étrangères ­(alliance avec l’Angleterre contre l’Espagne en 1719).
Malgré cette fin tragique, il faut relativiser : si l’Angleterre a pris la première place dans la hiérarchie des puissances maritimes, place qu’elle ne perdra qu’après la seconde Guerre Mondiale, la France n’a jamais été chassée des mers : les convois commerciaux continuent de circuler et les corsaires français sont toujours dans la capacité d’organiser l’interlope et des attaques de convois faiblement escortés. De même, si la marine a été sacrifiée lors de la crise économique, c’est également parce que la France devait faire face à des coalitions terrestres (guerre de succession d’Espagne entre 1701 et 1714).

Conclusion générale

Ici s’achève cette  première série consacrée à la guerre sous Louis XIV. Nous y avons détaillé l’outil militaire du roi, aussi bien terrestre que naval. En somme, l’armée de Louis le Grand atteint son apogée dans les années 1690, où elle est véritablement l’armée la plus vaste du monde, sur terre comme sur mer. Louis XIV disposait d’un potentiel humain, financier et matériel considérable, dont ne disposera pas Napoléon Ier en son temps.[8] Mais la primauté française sur terre et sur mer fut mise à mal par des guerres imprévues, la perte rapide de grands hommes comme Turenne, Colbert, Seignelay (1690), puis Louvois (1691), la complexité de l’appareil militaire laissé en héritage, gangrené par la vénalité des charges et la primauté du rang sur le talent.

 A Estelle-Aurore, qui m’a inspiré cet article.
Nicolas Champion



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