ERNST JUNGER : "LA GUERRE COMME EXPERIENCE INTERIEURE"
Centenaire 14-18 : « FEU »,
par Ernst JÜNGER
11 novembre 2013
Bien
qu’il fasse encore sombre, nos silhouettes se détachent nettement des
parois crayeuses du boyau de liaison qui se glisse à travers la nuit
comme un reptile blanc. Nous marchons en silence, précautionneusement, à
la file indienne, tout un chacun captif du réseau de ses propres
pensées. Dans une heure, notre bande projetée devant le corps de
bataille se sera profondément enfoncée dans la position ennemie qui
depuis si longtemps s’étire sous nos yeux, vaste et mystérieuse comme
une côte étrangère et funeste.
Autour
de nous règne une profonde et prosaïque grisaille. Levées de terre,
caillebotis, panneaux indicateurs et câbles de tranchée sont là froids
et sans vie, hostiles, émergent rigides d’une pénombre suintante, objets
avec lesquels nous avons perdu tout rapport. Nous persistons à
percevoir les choses, mais elles ne nous disent plus rien, car nos
pensées dansent dans nos cerveaux en ressac toujours plus heurté, plus
instable.
Étrange,
ces instants ramènent toujours la même atmosphère. Il y a beau temps
que nous avons livré notre première bataille, nous avons été au feu des
centaines et des centaines de fois, nous sommes la troupe d’élite et de
choc d’un régiment d’assaut renommé, et pourtant, ce matin, tous sont
d’un silence bien méditatif.
Alors
que nous sommes au fond si magnifiquement préparés. Trois semaines de
temps, à l’arrière, nous nous sommes entraînés sur un ouvrage terrassé
d’après des photographies aériennes ; sans compter tous les matins à
l’aube indécise, avec de vraies grenades, des explosifs et des tubes
incendiaires. Nous avons tout analysé, tout prévu, tout discuté entre
nous, appris les cris des Français, nous sommes exercés avec leurs armes
de corps à corps ; bref, cette opération nous est aussi familière qu’un
mouvement de maniement d’armes répété à outrance, et que le
commandement adéquat va déclencher avec une précision automatique.
Et
puis il y a longtemps que nous nous connaissons comme des baroudeurs
téméraires, bien des chaudes journées nous ont vus ensemble en ces lieux
enfumés des champs de bataille où le génie de l’heure réunit, comme il
se doit, toujours les mêmes. Nous savons que nous incarnons une élite de
force virile, et ce savoir nous remplit d’orgueil. Hier encore nous
étions ensemble, suivant la vieille habitude, pour boire un dernier
coup, et nous sentions que la volonté de lutte, cette envie singulière
de bondir sans cesse en avant du front, là où on veut des volontaires,
allait nous projeter cette fois encore dans la gueule du danger par le
jeu d’un ressort intact. Eh oui, si seulement on y était déjà ; nous
sommes d’une race qui grandit avec l’instant.
Malgré
tout, ce malaise, ce frisson qui monte irrépressible de l’intérieur,
ces pensées lourdes de pressentiments qui se bousculent à notre horizon
comme des lambeaux de nuages indistincts et effilochés, nous ne pouvons
nous en défaire ; pas même en lampant une forte rasade de cognac. C’est
plus fort que nous. Une brume en nous qui dans ces moments-là recouvre
de sa hantise énigmatique les eaux inquiètes de nos âmes. Non pas la
peur — celle-là, nous savons la faire rentrer dans son trou, d’un coup
d’oeil moqueur décoché à sa face blême — mais un royaume inconnu où les
confins de notre sensibilité se dissolvent. C’est là qu’on sent à quel
point on est peu chez soi en soi-même. Des choses qui sommeillaient dans
les tréfonds, noyées dans le vacarme incessant des journées de travail,
remontent et se dissipent, avant même d’avoir pris forme, en pesante
tristesse.
À
quoi sert donc de s’être blindé trois semaines de temps pour cette
heure, jusqu’à se croire dur et sans faille ? À quoi sert-il de s’être
dit : « La mort ? Et puis après ? De toutes façons, il faut bien y passer. »
Rien n’y fait, car tout d’un coup, d’être pensant, on redevient être
d’émotion, le jouet de fantasmes contre lesquels l’arme de la raison la
plus acérée reste impuissante. Ce sont des facteurs que nous nions
d’ordinaire, faute de pouvoir les faire entrer dans nos calculs. Mais
dans le vécu de l’instant, toute dénégation est vaine, ces profondeurs
inconnues possèdent une réalité plus haute et plus convaincante que tout
ce qui paraît familier dans la lumière du midi.
Nous
avons atteint les premières lignes et procédons aux derniers
préparatifs. Nous sommes diligents et précis, car l’envie nous presse de
nous activer, de meubler le temps pour nous échapper à nous-mêmes. Le
temps, qui dans la tranchée nous a déjà tourmentés sans fin, une notion
qui englobe toutes les tortures imaginables, une chaîne que seule la
mort Peut briser. Peut-être n’est-ce qu’une question de min Je le sais,
on reste parfaitement conscient tandis que la vie s’écoule et se
dissipe dans la mer de l’éternité ; plus d’une fois, je me suis trouvé à
la frontière.
C’est un engloutissement lent, profond, l’oreille bruit
d’un tintement paisible et familier comme le son des cloches de Pâques
au village. On ne devrait pas ruminer ainsi, se ruer sans arrêt contre
des énigmes qu’on ne pourra jamais résoudre. Tout arrive à son heure.
Tête haute, laisse tes pensées se disperser au vent. Mourir comme il se
doit, nous savons le faire, aller vers la ténèbre menaçante avec notre
hardiesse de combattant, l’audace de la force vitale. Ne pas se
laisser ébranler, sourire jusqu’au bout, et quand le sourire ne serait
qu’un masque devant soi-même : cela n’est pas rien. L’homme ne peut
faire plus que de mourir en se dépassant. Et même les dieux immortels en
sont jaloux malgré eux.
Nous
sommes bien équipés pour cette affaire, bardés d’armes, d’explosifs, de
fusées de signalisation, une vraie troupe de choc, combative, à la
hauteur des exigences maximales du combat moderne. Et pas seulement par
l’amour joyeux du baroud et la force brutale. Lorsqu’on voit les gens
dans cette pénombre, fluets, grêles et pour la plupart encore enfantins,
on aurait tendance à ne pas en attendre grand-chose. Mais leurs
visages, cachés dans l’ombre du casque d’acier, sont acérés, hardis et
intelligents.
Je sais qu’ils n’auront pas une seconde d’hésitation
devant le danger ; ils sauteront dessus, rapides, nerveux, agiles. Ils
réunissent bravoure ardente et intelligence froide, ce sont des hommes
qui, en pleine tornade de destruction, savent résoudre d’une main sûre
un grave incident de tir, renvoyer à l’ennemi sa propre grenade qui
fuse, lui lire dans les yeux, au plus noir d’une lutte à mort, son
intention exacte. Ce sont les hommes de fer dont le regard d’aigle sonde
les nuages droit devant à travers les hélices tournoyantes, qui osent,
coincés dans les moteurs enchevêtrés des tanks, la course infernale à
travers les champs d’entonnoirs rugissants, qui s’accrochent des jours
entiers, la mort certaine en face, dans des bleds encerclés, cernés de
monceaux de cadavres, recroquevillés à moitié morts derrière des
mitrailleuses brûlantes.
Ce sont les meilleurs du champ de bataille
moderne, imprégnés d’un esprit combatif qui ne recule devant rien, et
dont le fort vouloir se donne libre cours dans une décharge d’énergie
concentrée qui va droit au but.
Quand
je les observe en train de tailler sans bruit des couloirs dans le
réseau de barbelés, de creuser des escaliers d’assaut, de comparer des
montres phosphorescentes, de repérer la direction du nord aux étoiles,
j’en prends une conscience aveuglante : voilà l’humanité nouvelle, le
soldat du génie d’assaut, l’élite de l’Europe centrale. Une race toute
neuve, intelligente, forte, bourrée de volonté.
Ce qui se découvre au
combat, y paraît à la lumière, sera demain l’axe d’une vie au
tournoiement sonore et toujours plus rapide. On n’aura pas toujours,
comme ici, à frayer son chemin entre les cratères, à travers le feu et
l’acier, mais le pas de charge qui propulse l’événement, le tempo dicté
par le fer resteront inchangés. Le couchant embrasé d’une ère qui
s’engloutit est aussi une aurore où l’on s’arme pour des combats
nouveaux et plus durs. Loin à l’arrière, les cités gigantesques, les
armées de machines, les empires dont le typhon déchire les ligaments
internes attendent l’homme nouveau, plus hardi, aguerri au combat, qui
ne se ménage pas ni ne ménage autrui. Cette guerre n’est pas le finale
de la violence, elle en est le prélude. Elle est la forge où le monde
est martelé en frontières nouvelles et nouvelles communautés. Des formes
nouvelles réclament un sang qui les emplisse, et le pouvoir veut être
saisi d’une main de fer. La guerre est une grande école, et l’homme
nouveau sera de notre trempe.
Oui,
le voilà dans son élément, mon vieux groupe de choc. L’action, le poing
qui s’abat ont déchiré tous les brouillards. Une première plaisanterie
fuse à mi-voix par-dessus l’épaulement. Bien sûr la question n’est pas
de très bon goût : « Dis donc, gros, tu fais ton poids pour l’abattoir ? »
— mais ils rient quand même, et le gros plus fort que les autres.
Surtout ne pas s’attendrir. La fête va commencer, et nous en sommes les
princes.
C’est
quand même une misère. Si la préparation n’enfonce pas tout, si en face
une seule mitrailleuse reste intacte, ces garçons splendides vont être
tirés comme une harde de cerfs lorsqu’ils chargeront à travers le no
man’s land. C’est la guerre. Le meilleur, le plus précieux, la plus
haute incarnation de la vie sont tout juste bons à être enfournés dans
sa gueule insatiable.
Une mitrailleuse, une simple bande qui se déroule
quelques secondes de temps — et ces vingt-cinq hommes, avec qui l’on
pourrait cultiver une île étendue, pendent aux barbelés à l’état de
ballots en loques, pour s’y putréfier lentement. Ce sont des
étudiants, des aspirants aux noms anciens et fiers, des mécaniciens, des
héritiers de fermes opulentes, des citadins à la langue bien pendue,
des lycéens aux yeux encore embrumés des rêves de Belle au bois dormant
de quelque vieux bourg d’autrefois. Des fils de paysans, grandis sous
les toits de chaume solitaires de la Westphalie ou de la lande de
Lunebourg, parmi le bruissement d’antiques chênes plantés par leurs
aïeux autour du mur d’enceinte en pierre brute.
Au
régiment qui nous flanque à gauche, une tempête de feu se déchaîne.
C’est une manoeuvre de diversion pour déconcerter l’artillerie adverse
et disperser ses feux. Ça va être nous tout de suite. À présent il faut
se concentrer. Certes, c’est peut-être dommage pour nous. Peut-être
aussi nous sacrifions-nous pour quelque chose d’inessentiel. Mais notre
valeur à nous, on ne peut pas nous la prendre. Essentiel n’est pas ce
pour quoi nous nous battons, c’est notre façon de nous battre. Droit sur
l’objectif, jusqu’à vaincre ou rester sur le carreau. Esprit combatif,
l’engagement de la personne, et quand ce serait pour l’idée la plus
infime, pèse plus lourd que toute ratiocination sur le bien et le mal.
Cela commande le respect, confère l’auréole du saint, même chez le
Chevalier de la Triste Figure. Nous allons montrer ce que nous avons
dans le ventre, et dussions-nous tomber, nous aurons vécu notre soûl.
Maintenant,
c’est sur nous que l’orage se déverse. Notre artillerie divisionnaire
tire on ne peut mieux le premier impact tombait juste, à la seconde près
: Le hurlement des pavés de fer qui retombent tourne au fouillis de
voix mélangées, pour se noyer en face dans un flot sans cesse augmenté
de bruits méchants, déchirants, assourdissants. Des mines tracent
au-dessus de nous leurs arcs d’étincelles perlantes, puis éclatent en
explosions volcaniques. Des éclairantes blanches inondent de lumière
agressive la nuée parcourue d’éclairs, faite de fumée, de poussière et
de gaz, qui bouillonne comme un lac en ébullition au-dessus du champ de
bataille. Des fusées de toutes couleurs se perchent au-dessus des
tranchées, s’atomisant en petites étoiles qui s’éteignent soudain comme
les signaux colorés d’une gigantesque gare de triage. Les mitrailleuses
de deuxième et de troisième ligne au grand complet travaillent à plein
régime. Le grondement de leurs départs innombrables, fondus les uns dans
les autres, est l’arrière-fond ténébreux qui comble les minuscules
failles sonores des pièces lourdes.
L’artillerie
française se réveille à son tour. D’abord un groupe de batteries
légères qui marmite notre tranchée, enchaînant les coups de poing
d’acier par rapides séries, déversant sur nous comme à l’arrosoir une
pluie de billes de plomb tombées de shrapnells fulgurants. Les calibres
lourds prennent la suite, se jettent sur nous de très haut, tels
d’énormes fauves, avec des feulements qui s’enflent avant d’engloutir
dans le feu et la fumée noire de longs segments de tranchée. Sans arrêt,
une grêle de mottes de terre, de bouts de bois et d’éclats sans force
tambourine sur nos casques serrés les uns contre les autres, qui
reflètent la danse incessante des éclairs. De lourdes mines tripodes
dégringolent comme des pans de murs, à fracassants coups de pilon ; des
mines-bouteilles brassent les vapeurs ténébreuses, saucisses
tourbillonnantes sautant par rafales dans le feu des premières. Des
traçantes se poursuivent en longs pointillés de feu, giclant par
milliers dans les airs pour chasser un aviateur matinal qui prétend
reconnaître les batteries du tir de barrage.
Nous
attendons entassés autour des escaliers de sortie. Les premières
minutes, nous nous étions terrés dans les trous de renard et les
ressauts des galeries. Pour peu d’instants, car la forge des batailles
nous a recuits jusqu’à l’impassibilité des substances réfractaires. Et
puis nous sommes des fatalistes convaincus, persuadés que qui doit
trinquer trinquera, même si un non-éclaté doit aller l’occire dans une
galerie à dix mètres sous terre. Les dernières secondes d’approche,
juste avant l’explosion, sont les pires ; les nerfs du guerrier le plus
ancien se surprennent à tressaillir. Trop de tableaux effroyables, trop
de sang et de gémissements ont eu pour prélude ces battements d’ailes
suraigus. Plus longtemps on est dans le coup, plus terrifiants sont les
souvenirs qui défilent en un clin d’oeil à travers le cerveau, en film
ultra-rapide.
Puis
vient le point où le maelström de feu aspire les perceptions
différenciées, où les sens succombent à l’impact des images, où
souvenir, conscience de soi, et avec eux crainte et espoir se dissipent
comme une fumée volatile. C’est alors que le faible se brise et tombe à
terre comme une douille vide, parce qu’il a perdu son dernier instinct,
la peur. Nulle prière, nul ordre, nulle menace ne le feront se relever.
Le
fort, lui, reste debout dans l’orage, le visage marmoréen, enivré de
son triomphe sur la matière. Il a trouvé son équilibre sur le plan
incliné de l’événement ; le monde peut bien faire les pieds au mur, le
coeur d’un brave a son centre de gravité propre.
Une fusée verte monte et s’immobilise au-dessus de nous, essaimant de toute sa longue traîne. Le signal ! Nous nous ruons à l’air libre, à l’assaut, nuage sombre et compact lancé dans l’inconnu.
Ernst Jünger
In La guerre comme expérience intérieure
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