LES EVANGILES COMME PARAPHRASE MIDRASHIQUE (1)
Un vendeur nommé Judas
Dans les Actes, nous lisons que Judas
"était au nombre des douze" ou encore "il avait rang parmi nous". On
infère ici la présence du mot mispar (nombre, faire partie de..).
Le
midrash sur Judas est en effet marqué par le nombre, le compte et la
vente. Les Prêtres lui comptent trente pièces d'argent, afin qu'il livre
Jésus, il tient la caisse, ou la bourse commune, etc.
Dans
le Midrash Rabba, Juda (Yehuda, le fils de Jacob, que nous écrivons sans
“s”, pour le distinguer du Judas des Evangiles) est lui aussi marqué
par le nombre. Il est crédité, c'est le cas de le dire, d'avoir sauvé
Joseph en le vendant, plutôt que de le laisser tuer par ses frères. Le
midrash juif sur Juda a été repris par le midrash chrétien. Judas vend
Jésus exactement comme Juda avait vendu Joseph. Le midrash juif,
répétons-le, le lui impute à crédit. Dans les Evangiles, Judas reçoit
certes un "salaire" (sakhar) mais ce terme s'entend souvent comme
récompense ou rétribution morale (dans le monde futur, par exemple) et
n'a donc pas un sens forcément péjoratif. Son surnom (Iscariot) conjoint
cette notion de "récompense" à l'idée de signe (ot, en hébreu). Or Juda
est lié au "signe" du fait de l'épisode de Tamar, qui fait irruption,
sans raison apparente, dans le récit de la vente de Joseph. Tamar
produit des signes de reconnaissance que Juda reconnaît. Ici, c'est
Judas qui donne des signes et des codes:
…Celui à qui je donnerai un baiser…
En Gn 37, 25 lors du récit du rapt de
Joseph, nous lisons que ses frères s'assirent tranquillement pour
manger. Pendant ce temps, Joseph est dans les affres du "bor", de la
fosse, terme qui évoque, en hébreu, la mort. C'est pourquoi, dans nos
Evangiles, Judas apparaît à l'occasion de repas. Et au voisinage de ces
scènes, Jésus est saisi d'une grande angoisse, tout comme Joseph. L'idée
du complot contre Jésus provient également de la Genèse:
Gn 37,18 - Ils l'aperçurent de loin et, avant qu'il n'arrivât près d'eux, ils complotèrent de le faire mourir.
De même, le mobile vient de Genèse 37,
c'est la jalousie des frères vis-à-vis de Joseph, à cause de ses rêves
de domination. Cette domination annoncée, se retrouve, semble-t-il, dans
les Evangiles (malkhut, le Royaume annoncé). Cette jalousie se retrouve
donc aussi dans les Evangiles. En élaborant cette idée de domination,
les Evangiles lui donnent la forme suivante: la condamnation de Jésus
est due à sa prétention à être Roi des Juifs, melekh ha-yehudim, à la
place de Juda qui, selon la tradition, devait régner sur ses frères.
Jésus est donc bien dans la position de Joseph, dont les frères disent
qu'il veut les dominer (dans ses rêves, au moins). Autre trace de cette
élaboration de Gn 37: la question de savoir qui, parmi les frères,
“domine sur les autres”. Elle surgit soudainement, sans raison, en plein
milieu de la Passion, dans ce verset de Luc:
Lc 22, 24 Il s'éleva aussi entre eux une contestation: lequel d'entre eux pouvait être tenu pour le plus grand?
La prophétie disait en effet, en Gn 49,
10: le sceptre ne s'éloignera pas de Juda, ni le bâton de chef d'entre
ses pieds, jusqu'à ce que le tribut (shilo) lui soit apporté et que les
peuples lui obéissent. C'est cette prophétie qui est ici accomplie,
puisque shilo est arrivé en la personne de Jésus, nouveau Moïse (dont la
valeur numérique, 345, correspond à shilo).
• Le Complot permanent
À de très nombreuses reprises, les Evangiles nous montrent les Pharisiens occupés à attendre une “occasion” pour s’emparer de Jésus et le tuer. D’où vient cette embuscade permanente? Le Midrash sur les Proverbes a une idée sur la question:
« Prenons l'affût (nispenah) contre l'innocent, sans raison »
Ceci se réfère aux frères de Joseph qui
attendaient (mesappin) [une occasion] et disant, « Quand le temps
viendra-t-il où nous pourrons le tuer? » Quand il vint vers eux, ils
commencèrent à se dire, « c'est le jour, c'est l'heure, c'est le moment!
» Et la Shekina rit d'eux en disant, « Malheur à vous pour le sang de
cet homme juste! » Ainsi, il est dit, « prenons l'affût contre
l'innocent, sans raison » . D'entre tous, Ruben seul souhaita le sauver,
comme il est dit, « Mais Ruben entendit et il essaya de le sauver de
leurs mains » (Gn 37, 21). Il leur dit, « Venez, je vais vous donner un
conseil. »Ils lui demandèrent, « Quel conseil nous donnerais-tu? »Il
leur dit, “Jetons-le vivant dans la fosse, mais ne portons pas la main
sur lui”
• On ne meurt que deux fois.
D'autres emprunts attestent que la
narration sur Judas résulte d'une lecture midrashique de la Genèse. Par
exemple, lorsque Ruben, en Gn 37, 29, constate que Joseph n'est plus
dans la citerne, il déchire ses vêtements: va-yiqra' et begadav. Or,
cette expression va tout naturellement générer, par sa sonorité, une
autre idée: celle d'un traître (boged) qui se déchire (qera’). C'est
pourquoi Judas sera dit traître (boged), se fendra par le milieu en Ac
1,18, et ses entrailles (qera'im) se répandent. C’est là un début
d’explication de l’un des nombreux mystères des Evangiles: Judas y
mourait de deux manières différentes selon que l’on lisait Matthieu 27,
3-10, dans lequel il se pendait, ou Actes 1, 15-20 où il s’éventrait en
tombant. Preuve indirecte que les Evangiles étaient perçus à l’origine
comme un midrash: si ce texte avait été considéré comme un récit
historique, une main charitable aurait, depuis deux mille ans, pensé à
harmoniser. Mourir deux fois et de deux manières différentes, voilà qui
fait désordre dans un récit historique. Surtout quand il s'agit de la
seule source dont nous disposons quant à l'historicité de Jésus.
• Elévation au bois.
Ruben, on l’a vu, donne un “conseil” à
ses frères. Des frères qui, eux-mêmes, se “concertent”. On reconnaît ici
une élaboration midrashique sur le mot ‘etsa (conseil, concertation,
complot) qui ressemble beaucoup au mot ‘ets (arbre). Dans le Targum
sheni sur Esther, les arbres tiennent justement conseil pour savoir sur
lequel d’entre eux Haman sera pendu. Cela confirme que le choix de la
mort de Jésus, la suspension au bois ou l’élévation au bois (grec
stauros, un bois, devenu une crux en latin) est de nature midrashique.
Ce choix du bois est en réalité surdeterminé: il provient également de
l’épisode du sacrifice d’Isaac. En Gn 22, 3 il est en effet question du
‘atse ‘ola, du bois du sacrifice (ou de l’élévation, ‘ola) ainsi
d’ailleurs que de l’agneau du sacrifice (ou de l’élévation, se ha’ola).
De la notion de sacrifice on passe aisément (en hébreu, pas en grec) à
celle d’élévation.
• Repentir de Judas.
Dans Matthieu, nous voyons Judas se repentir.
Mt 27, 3 "Alors Judas, qui l'avait livré, voyant qu'il avait été condamné, fut pris de remords"
C'est
là une réutilisation de la capacité de Juda à reconnaître ses fautes.
Tamar lui dit en effet: reconnais-tu ces signes? et Juda reconnaît sa
faute: « tu as été plus juste que moi ». On a ici, accessoirement, un
autre effet de double entente: Juda disant à une Cananéenne (Tamar) “tu
as été plus juste que moi”, tsadqa mimeni, voilà qui nous ramène à
l'entrée possible des païens dans l'alliance. Le discours chrétien sur
la “justification” provient de là.
Cependant, malgré ces remords, Judas sera exclu aussi bien par la Bible que par le midrash juif et chrétien.
Il arriva, vers ce temps-là, que Juda se sépara de ses frères (Gn 38, 1)
Ce passage a sans doute été lu au futur, comme prophétie à cause de l’expression ba'et hahu: en ce temps-là.
Le Midrash Rabba avait lui aussi élaboré, de son côté, cette chute de Juda:
Quand
les frères de Joseph le vendirent et qu'ils allèrent consoler leur père
sans y réussir, ils dirent: C'est Juda qui est responsable de toutes
ces difficultés. Si en effet il ne nous avait pas demandé de le vendre,
nous ne l'aurions pas vendu. En effet nous lui avions déjà obéi
lorsqu'il nous avait dit de ne pas le tuer. Si donc il nous avait dit de
ne pas le vendre, nous lui aurions obéi. Or il nous a dit: "Allons,
vendons-le aux Ismaélites" (Gn 37, 27). Ainsi donc Juda fut banni par
ses frères, comme il est écrit: "Il advint qu'en ce temps-là Juda
descendit loin de ses frères" (Gn 38, 1). Le texte aurait pu dire: Juda
s'en alla. En fait Juda subit une "descente" du fait de ses frères. Par
conséquent le "Il descendit" qui figure un peu plus loin (Ex 32, 15)
désigne bien un bannissement, tout comme le "descends" qui figure ici.
(Exode Rabba 42, 3)
Cette exclusion de Juda est reprise et
accentuée dans le midrash chrétien par la référence des Evangiles à Za
11,12 où ce midrash “trouve” les 30 pièces d'argent et l’idée "de rompre
la fraternité entre Juda et Israël". Le livre de la Genèse n'est pas la
seule source du midrash chrétien, relativement à Judas. Il est en effet
question d'une trahison de Juda (mais en tant que tribu, donc d’une
faute collective) dans le livre de Josué, plus précisément dans
l'épisode d'Akân.
Jos 7, 1
: Mais les Israélites se rendirent coupables d'une violation de
l'anathème: Akân… fils de Zabdi, fils de Zérah, de la tribu de Juda,
prit de ce qui tombait sous l'anathème, et la colère de Yahvé s'enflamma
contre les Israélites.
Akân (de la tribu de Juda) a dérobé,
Judas sera donc, dans les Evangiles, un voleur (ganav). En réalité, si
Judas est un voleur, c’est au sens de Dt 24, 7 "celui qui enlève (vole)
un homme pour le vendre...". En effet, Joseph dit, en Gn 40, 15: j’ai
été enlevé (gunov gunavti, littéralement: volé oui, j’ai été volé).
Mieux: l’association de Juda avec le gain, l’argent, l’intérêt, vient
fondamentalement d’une expression malheureuse de Gn 37, 26:
Juda dit à ses frères: Quel profit y aurait-il à tuer notre frère?
Problème d’arithmétique: sachant que
Juda (ou Judas) est devenu le représentant des Juifs, calculer les
ravages causés par cette association entre les Juifs et l’argent, depuis
deux mille ans… Judas détenait, selon les Evangiles, la bourse commune.
Information historique? Pas vraiment. Mais le Midrash sur les Proverbes
a entendu parler, lui, de cette bourse.
1.10 -
Mon fils, si des pécheurs veulent te séduire, n'y va pas! 1.11 - S'ils
disent: " Viens avec nous, embusquons-nous pour répandre le sang, sans
raison, prenons l'affût contre l'innocent; 1.12 - comme le sheol,
avalons-les tout vifs, tout entiers, tels ceux qui descendent dans la
fosse! 1.13 - Nous trouverons mainte chose précieuse, nous emplirons de
butin nos maisons; 1.14 - avec nous tu tireras ta part au sort, nous
ferons tous bourse commune!
Ce midrash réfère d’ailleurs tout le
début du livre des Proverbes à la vente de Joseph. Le grec glossokomon
pour “bourse”, traduit aussi « aron », l'arche, qui était d’ailleurs
supposée contenir les restes de Joseph. L’arche se trouve bien en Juda
(Judée), puisqu’elle est à Jérusalem. Voilà une autre bonne raison, pour
un midrash, d’associer Judas à la “bourse”. Toutes ces raisons ne
s’excluent pas, elles convergent, elles saturent le texte. Elles mettent
le texte dans tous ses états, au comble de ses sens.
Judas est très lié aux prêtres du
Temple. Pourquoi cette insistance relative aux prêtres? On passe ici à
un autre thème: celui du sacrifice du Christ. On n'est plus ici dans le
registre de la trahison, mais dans celui du sacrifice volontaire du
Christ pour sauver son peuple. Ce qui, logiquement, est incompatible
avec l'idée de trahison. L’accord s’effectue par Gn 45,7. Joseph y
déclare que Dieu a permis qu'il soit vendu par ses frères afin de sauver
son peuple. Puisque le midrash sur la vente de Joseph est maintenant
achevé, le rôle de Judas est terminé. On entre dans un nouveau midrash.
Dans ce nouveau registre, Jésus est l'agneau sacrificiel qui va offrir
sa vie pour sauver son peuple.
Le
Midrash mishle (Midrash sur les Proverbes, chapitre 1) contient
d’autres détails qui suggèrent une élaboration midrashique du récit de
la Cène. Ce midrash, curieusement, attribue la responsabilité principale
de l’attentat contre Joseph, à deux frères en particulier, Siméon et
Lévi.
Qui, en
réalité, parmi tous ses frères le laissèrent dans la fosse? Tu dois
dire, Siméon et Lévi, comme il est dit, « Que mon âme n'entre pas en
leur conseil » (Gn 49, 6).
or,
ce sont ces noms que l’on retrouve principalement dans les Evangiles.
Le midrash relève encore que les frères de Joseph partagèrent tous “la
même table au banquet”.
“À
partir du jour où Joseph fut séparé de ses frères, il ne goûta pas de
vin, mais quand il les retrouva, ils burent ensemble du vin”,
Le
midrash glose longuement sur la coupe que Joseph cache dans le sac de
Benjamin. Les retrouvailles de Joseph et de ses frères sont comparées
par le midrash à la donation de la Loi au Sinaï. D’où la fraction du
pain et le partage du vin.
Le midrash chrétien est tellement
persuadé de l’identité entre Jésus et Joseph qu’il forge même un
personnage midrashique qui survient ou plutôt revient “après la mort de
Joseph”. AHaré mot yosseph devient Joseph d’Arimathie. Arimathie étant
un artefact calqué sur ahare mot. Joseph doit en effet revenir, du moins
dans le midrash, et ce pour une raison tout à fait essentielle, sans
laquelle on ne comprend rien à la "raison midrashique", et qui est le
mot de Rachel que l’on peut lire dans bien des sens: yossef adonaï li
ben aHer, Dieu m’a ajouté un autre fils, que Dieu m’ajoute un autre
fils, Dieu m’ajoutera un fils autre (un messie), Joseph est un fils
autre, etc.
Concluons.
L’épisode de la vente de Joseph, occupe dans la Bible une taille
restreinte. Or, dans le midrash juif, cet épisode est transfiguré et
prend une importance démesurée. Ce n’est plus un épisode romanesque,
simple transition entre le cycle des Patriarches et la Saga de l’Exode.
Il est devenu un événement d’une immense importance. Certains midrashim
indexent la vente de Joseph comme étant, rien moins que la cause de la
destruction du Temple, de l’exil, et des souffrances permanentes
d’Israël. Par exemple le midrash appelé “Zohar sur les Lamentations”, en
fait un événement d’ordre cosmique, qui affecte même l’économie de la
divinité. Ce midrash nous indique que depuis le rapt de Joseph, Satan
(l’accusateur) ne cesse de plaider devant Dieu contre Israël. D’où sans
doute Lc 22, 3: Or Satan entra dans Judas (ou: en Judée?). Joseph est
devenu une figure messianique. A partir de lui, a été élaborée l’idée
d’un messie précurseur, qui doit mourir lors d'un combat, mais précéder
de peu l’avènement du messie davidique. C'est pourquoi, il est question
d'un combat dans des versets comme Mt 26, 47
(lechampdumidrash.net)
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