lundi 24 juin 2013

PIERRE JOUVENTIN : LE MAITRE DES LOUPS




ENFANT-LOUP OU LOUVE-ENFANT ?

« Ceci n’est point une fable ; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée »                                Jean de La Fontaine (Les souris et le chat-huant)

Il était une fois deux petites filles dont les parents étaient très pauvres. Ne pouvant élever leurs enfants, ils décidèrent de les abandonner dans la forêt. Une louve passant par là, au lieu de manger les bébés, les emporta dans sa tanière et les nourrit comme ses petits. Au bout de quelques mois, les deux fillettes avaient complètement adopté les mœurs des loups au milieu desquels elles vivaient.
Sans doute, auraient-elles continué à courir les bois longtemps si des villageois ne les avaient aperçues et n’étaient allés le dire à un pasteur de la région. Le Révérend Singh, ne pouvant croire ce qu’on lui racontait, décida d’aller voir par lui-même. 
Il ramena les deux enfants-loups et les confia aux villageois qui les laissèrent sans nourriture. De retour, quelques jours après, il trouva les deux fillettes dans leur enclos à demi-mortes de faim et de soif. Il les amena alors, le 4 novembre 1920, à l’orphelinat de Midnapore qu’il dirigeait. La plus jeune -un an et demi- fut nommée Amala et la plus âgée -huit ans et demi-,  Kamala.
Au bout d’un an, Amala mourut d’un œdème généralisé et Kamala la suivit huit ans plus tard. Au cours de ces années, Kamala peu à peu apprit à se dresser et à marcher, à saisir la nourriture avec les mains, se laver, tolérer puis rechercher la présence humaine, éviter les chiens et jouer avec les enfants, mettre une robe sans la quitter, enfin elle apprit à parler. Selon ceux qui ont pu constater ses progrès continuels, elle n’était pas une demeurée mais avait seulement été modelée par une autre société, celle des loups.

Cette histoire à la fin tragique -puisque Kamala décéda à l’âge de seize ans de fièvre typhoïde- a été très fortement mise en doute depuis et il est probable que ce fut une supercherie montée par le directeur de l’orphelinat. Pour Claude Lévi-Strauss, les enfants-loups de Midnapore sont assimilables à des débiles congénitaux et pour Bruno Bettelheim à des autistes. Il est vrai que la plupart des enfants dits sauvages, dont les plus célèbres sont Victor de l’Aveyron (1799) et Gaspard Hauser de Nuremberg (1828), sont en réalité des cas d’isolement social, d’abandon ou de claustration par les parents, ce qui a entraîné un arrêt du développement psychique et souvent l’incapacité de parler. Il est vrai aussi que certains enfants autistiques  refusent le port de vêtement. 

Mais s’il est indéniable que certains enfants-fous évitent le contact humain ou que beaucoup d’enfants dits sauvages sont en réalité des cas d’isolement social, il n’en reste pas moins que des comportements originaux et liés à la biologie des parents adoptifs ont pu apparaître chez certains enfants dits sauvages, c'est-à-dire d’enfants ayant vécu surtout avec des animaux.
Notre témoignage d’élevage d’une louve en appartement ne peut en rien trancher cette querelle  sans fin sur les enfants-loups. Si, malgré tout, ce débat est si passionné et a duré si longtemps, c’est que son enjeu dépasse l’anecdote journalistique et animalière pour poser le problème des racines biologiques de l’homme. On a longtemps cru que les enfants-sauvages, plus encore que les grands singes, représentaient un stade antérieur, intermédiaire entre l’animal et l’homme, et qu’ils allaient nous donner les clefs de la nature humaine. 
Carl von Linné, l’auteur de la classification des êtres vivants, a créé pour Marie-Angélique, enfant-sauvage trouvée en 1731, une espèce aujourd’hui oubliée, l’homme sauvage (Homo ferus) qu’il plaçait entre l’orang-outan et nous. Il définissait cet intermédiaire mythique comme ‘marchant à quatre pattes, muet et velu’. Lord Monboddo, philosophe et pionnier de l’anthropologie, après l’avoir étudiée, écrivait : ‘Les orangs-outangs et les enfants sauvages n’ont besoin que d’instruction pour apprendre à parler’. Jean-Jacques Rousseau, dans ‘Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité’, se demandait si les ‘orangs-outans’ (synonyme à cette époque de grands singes anthropoïdes) sont des animaux ou bien s’ils sont des enfants-sauvages qui n’ont pu développer leurs facultés intellectuelles…

 Du cas -en réalité pathologique- de Marie-Angélique, Buffon concluait à tort que ‘L’état de pure nature est un état connu’. Il estimait aussi les africains plus proches de l’état de nature que les européens et se demandait si l’homme ne serait pas un singe dégénéré alors que Lamarck -considéré souvent comme un rival malheureux de Darwin- ne voyait pas d’impossibilité à ce qu’un singe bien éduqué se transforme en homme !
Avec le recul, nous savons que ces polémiques étaient stériles car s’y confondaient pathologie  humaine et animalité, les enfants-sauvages étant le plus souvent des débiles abandonnés par leurs parents. Mais au-delà de ce débat dépassé, ce sont bien les bases biologiques du comportement humain qui étaient recherchées par cette voie alors sans issue mais qui s’est aujourd’hui dégagée grâce à l’éthologie et à la préhistoire. Nous allons voir que, bien que si différent de nous par leur morphologie, le loup -animal sauvage qui a le plus marqué notre culture- et son double civilisé, le chien -premier animal domestiqué-, peuvent en renouveler l’approche…
La crédibilité du Révérend Singh est donc aujourd’hui considérée comme plus que douteuse, d’autant plus que ‘Le livre de la jungle’ de Kipling, qui a pour cadre l’Inde et pour héros Mowgli-le-fils-du-loup, est paru 25 ans avant le récit de la découverte de Kamala et Amala !  Quoi qu’il en soit, c’est en souvenir de l’histoire célèbre de l’enfant-loup de Midnapore  que nous avons appelé Kamala, notre louve-enfant qui, à l’inverse, a été élevée par des humains dans un appartement, ce qui parait encore moins possible mais qui est attesté par nos photographies, nos films et ce témoignage.

Pierre Jouventin Directeur de recherche au CNRS
Extrait de ‘Kamala, une louve dans ma famille’, livre paru chez Flammarion en 2012
Prix de l’Académie Vétérinaire de France  et traduit en italien


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