" J'AIME MIEUX LES CHATS QUE LA LITTERATURE" (PAUL LEAUTAUD)
Les animaux de Louis-Ferdinand Céline (3): Bébert
Devenu
inapte à la boucherie des tranchées, commence pour Louis Destouches une
longue marche, Londres, les colonies, la Bretagne, le mariage, les
études, la paternité, la SDN, les Amériques.
Le divorce… Élisabeth
l’Impératrice, l’écriture, la rupture, les nouvelles menaces de guerres,
de massacres, Lucette, les pamphlets et l’accomplissement de ses pires
appréhensions, la débâcle, l’occupation et l’exil.
Ces
périodes d’absence, de mouvements et d’intensité sont bien peu propices
à la présence d’un animal domestique, mais cela ne signifie pas du
désintéressement ou de l’indifférence. La nature du docteur Destouches
et celle de l’écrivain ne peut rester insensible devant la souffrance,
autant celles des hommes que des bêtes. Céline l’écrivain laisse
transparaître ses sentiments dans une de ses premières lettres à Abel
Gance. En mars 1933 (Lettres Pléiade p. 358) il insiste sur un passage
du livre de Gance «Prisme» qui l’a fortement touché :
«J’ai lu prisme en grande partie. Quelle énorme somme de souffrance! (…) Le chien devant l’hôtel» :
«Ce
matin, j’ai vu un pauvre chien, sorte de basset incroyable, aux
oreilles gigantesques et malades, au museau trop long et blanc, aux yeux
trop petits, à la queue ridicule aux flancs maigres. Il attend
patiemment tous les jours à la porte de l’hôtel où je demeure, que
quelqu’un lui jette un peu de pitance. (…) Il a secoué ses oreilles avec
douleur, puis m’a dit toute sa tragédie muette de pauvre chien, combien
un sourire, un mot, une flatterie, pouvaient le rendre heureux.»Abel
Gance, Prisme p. 351-352 dans lettres Pléiade, note 3. p. 1664
L’apparition
d’un chat dans la vie de Céline n’est donc pas étonnante, Céline vit
avec Lucette rue Girardon. Son voisin, le comédien de LeVigan achète, en
1935, un chat, Chibaroui, à la Samaritaine afin de consolider ses
amours avec sa nouvelle épouse, Tinou. Cependant, les relations du
couple sont difficiles et la santé du chat reflète le niveau de la
passion.
Bien
nourri lorsque le ciel est bleu, Chabaroui est laissé à lui-même
lorsque monte l’orage. C’est Lucette qui, alors, s’occupe du chat et ce
dernier, après ses longues nuits à explorer Montmartre, sait où venir se
réfugier. Devant la situation du couple qui se désagrège, Lucette
parvint à convaincre Céline de l’adopter et, si ce dernier hésite, c’est
qu’il connait la responsabilité d’un tel geste envers un animal. Céline
le fera castré et établir un certificat de bonne santé par les
autorités Allemandes. Le nouveau Bébert ne quittera plus d’une semelle
son nouveau «maître».
Le
moment est tout de même propice à l’élargissement de la famille :
Bébert est un orphelin laissé à lui-même tandis que la situation de
Céline n’est pas vraiment meilleure, il reçoit des menaces et, bientôt,
n’osera même plus sortir le soir. Alors, il faudra fuir pour échapper à
la vindicte de la horde. Après quelques hésitations, après une offre de
Léautaud de s’occuper du chat, il n’est pas question de l’abandonner.
Bébert fait partie de la famille, Céline est entièrement responsable de
ce qui pourrait lui arriver.
Une
fois, seulement, lorsqu’ils se retrouveront à Sigmaringen, à la veille
de leur départ pour le Danemark, le chat sera confié à un épicier qui
promettait de s’en occuper, mais à la nuit, Bébert brise un carreau et
vient rejoindre ses maîtres. C'est un signe, la question est réglée,
quoiqu'il arrive, ils finiront le voyage ensemble.
Tout
comme son nouveau maître, Bébert n’est plus un chat de la première
jeunesse; en 1944, lorsqu’ils prendront la route de l’exil, il a huit ou
neuf ans et Céline 50, Bébert sera encore là lorsqu’ils en reviendront
sept ans plus tard, un âge très vénérable pour un chat. L’histoire de
Bébert est connue, Frédécic Vitoux en retrace sa biographie dans :
«Bébert : Le chat de Louis Ferdinand Céline» aux éditions Grasset et
montre bien l’importance pour Céline de ce chat au caractère
exceptionnel.
La
venue d’un chat dans la dernière partie de la vie de Céline n’est donc
pas autrement étonnante, ce qui l’est davantage, c’est la place qu’il
occupera et le mythe qu’il engendra autour de l’œuvre. Il y a quelque
chose de fabuleux dans l’histoire et la vie de ce chat. Tout d'abord son
nom, le petit Bébert de Voyage, enfant dont Bardamu assiste impuissant à
cette mort lente et injuste, pages magnifiques où Céline montre toute
l’absurdité de la souffrance lorsqu’il s’agit d’enfants. C’est aussi le
lien qui identifie les seuls êtres qui, finalement, trouvent grâce à ses
yeux : les enfants et les animaux.
Il
s’agit pour Céline de la marque d’une fragilité commune et d’une
incompréhension mutuelle de ces êtres devant la réalité du monde et la
brutalité des hommes. Dans leur monde respectif, les enfants et les
animaux souffrent en silence, totalement impuissant devant les maîtres. À
cet effet, le rôle de Bébert dans la trilogie allemande et, par
exemple, la rencontre des enfants handicapées dans Rigodon, illustre
fortement le lien entre ces deux mondes de l’innocence. Ils sont pour
Céline, les derniers remparts contre la souffrance.
Même
si plus de trente ans séparent la mort de du chien Bobs et l’arrivée de
ce chat mythique dans la vie de Céline, Bébert constitue le dernier
espoir et le seul lien affectif de l’écrivain envers le monde réel;
Bébert c’est Céline et Céline, c’est Bébert. Personnage
à double personnalité, mélange d'enfant sauvage et d'animal apprivoisé;
liberté et conscience ce qui, pour Céline, représente ce qui est le
plus important et le plus fragile. Bébert, c’est l’union de ces deux
éléments, indissociables. Renier le premier, c’est achever le second.
À
partir de Féérie, Bébert sera toujours présent et jouera un rôle à la
fois effacé, mais essentiel dans l’œuvre romanesque. Dans la démesure
célinienne, le chat atténuera la brutalité du réel.
Dans cette période
apocalyptique, il reste le seul être vivant pourvu de sagesse et
d’intégrité. Stoïque, Bébert sort rarement de sa gibecière, jamais une
plainte et lorsqu’il met le nez dehors, il revient toujours au bon
moment. Bébert veille, observe et tout ce qu’il voit avec ses yeux de
chat, apparemment indifférent à la folie des hommes, laisse au lecteur
le soin de se faire une opinion sur ses jugements.
Par
ailleurs, l’importance de l’animal pour l’écrivain est maintes fois
démontrée et son affection se retrouve partout et de manière
continuelle, autant dans les romans, la correspondance et, aussi, dans
ses cahiers de prison, où Céline exprime sans fard ses angoisses et ses
inquiétudes envers ceux qu’il aime. Bébert n’est jamais absent des
préoccupations de l’écrivain :
«Le
lendemain visite à Courbevoie – à Marie – à Arltty – Lucette est née
tout près – rue St-Louis-en-l’Île – Bébert à la Samaritaine – On est né
tous les trois au murmure des berges…» Un autre Céline deux cahiers de prison» (p.55) Textuel
«…
On nous amène Lucette et moi – le bureau de la police – Bébert dans son
panier… Je sens que tout est perdu – on nous sépare – cachot – panier à
salade – plongé dans la nuit – (…) Des mouches – Je titube bourdonne
comme une mouche et puis je vois mille choses comme une mouche – mes
idées se heurtent à un immense chagrin – où est Lucette et mon petit
chat? J’ai la hantise de la vie» (P105)
Pendant
les mois d’internements, avec la complicité silencieuse d’un gardien,
Lucette amènera un Bébert, toujours silencieux et discret, visiter le
prisonnier. Malade, tumeur cancéreuse, Bébert sera opéré et soigné.
À
Meudon, le dernier refuge, le roi s’éteindra lentement, il sera enterré
dans le jardin où aucune indication ne situe la tombe. Inutile, Bébert
est dorénavant partout, il habite à la fois l’œuvre et l’homme, on ne
peut voir Céline sans ce chat plus humain que les hommes.
C’est
peut-être Paul Léautaud qui a laissé le plus beau témoignage de cette
relation exceptionnelle entre ces deux complices d’aventures et
d’écriture, liés par tant de souvenirs communs.
De plus, nous ne pouvons
pas accuser l'ermite de Fontenay-aux-Roses d’avoir un parti pris
favorable envers l’écrivain :
«Tenez,
Dullin, pendant l’exode, ne s’est jamais séparé de son chien. Et
Céline, il est parti pour le Danemark avec son chat et il en est revenu
avec. Je connais mal l’œuvre littéraire de Céline. J’ai reçu un jour, au
Mercure, son «Voyage au bout de la nuit». J’ai été rebuté par les
grossièretés et je l’ai refermé.
Mais revenir avec son chat du Danemark,
ça c’est une preuve de conscience.»
«J’aime mieux les chats que la
littérature» Robert de La Croix, Carrefour no 373, 7 novembre 1951
Cahiers Paul Léautaud no 30 juillet décembre 2001 p. 30-33. Dans L’année
Céline 2001 p. 213 édition du Lérot.
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