jeudi 2 mai 2013

" J'AIME MIEUX LES CHATS QUE LA LITTERATURE" (PAUL LEAUTAUD)

Les animaux de Louis-Ferdinand Céline (3): Bébert




Devenu inapte à la boucherie des tranchées, commence pour Louis Destouches une longue marche, Londres, les colonies, la Bretagne, le mariage, les études, la paternité, la SDN, les Amériques. 

Le divorce… Élisabeth l’Impératrice, l’écriture, la rupture, les nouvelles menaces de guerres, de massacres, Lucette, les pamphlets et l’accomplissement de ses pires appréhensions, la débâcle, l’occupation et l’exil.

Ces périodes d’absence, de mouvements et d’intensité sont bien peu propices à la présence d’un animal domestique, mais cela ne signifie pas du désintéressement ou de l’indifférence. La nature du docteur Destouches et celle de l’écrivain ne peut rester insensible devant la souffrance, autant celles des hommes que des bêtes. Céline l’écrivain laisse transparaître ses sentiments dans une de ses premières lettres à Abel Gance. En mars 1933 (Lettres Pléiade p. 358) il insiste sur un passage du livre de Gance «Prisme» qui l’a fortement touché :

«J’ai lu prisme en grande partie. Quelle énorme somme de souffrance! (…) Le chien devant l’hôtel» :
«Ce matin, j’ai vu un pauvre chien, sorte de basset incroyable, aux oreilles gigantesques et malades, au museau trop long et blanc, aux yeux trop petits, à la queue ridicule aux flancs maigres. Il attend patiemment tous les jours à la porte de l’hôtel où je demeure, que quelqu’un lui jette un peu de pitance. (…) Il a secoué ses oreilles avec douleur, puis m’a dit toute sa tragédie muette de pauvre chien, combien un sourire, un mot, une flatterie, pouvaient le rendre heureux.»Abel Gance, Prisme p. 351-352 dans lettres Pléiade, note 3. p. 1664

L’apparition d’un chat dans la vie de Céline n’est donc pas étonnante, Céline vit avec Lucette rue Girardon. Son voisin, le comédien de LeVigan achète, en 1935, un chat, Chibaroui, à la Samaritaine afin de consolider ses amours avec sa nouvelle épouse, Tinou. Cependant, les relations du couple sont difficiles et la santé du chat reflète le niveau de la passion.

Bien nourri lorsque le ciel est bleu, Chabaroui est laissé à lui-même lorsque monte l’orage. C’est Lucette qui, alors, s’occupe du chat et ce dernier, après ses longues nuits à explorer Montmartre, sait où venir se réfugier. Devant la situation du couple qui se désagrège, Lucette parvint à convaincre Céline de l’adopter et, si ce dernier hésite, c’est qu’il connait la responsabilité d’un tel geste envers un animal. Céline le fera castré et établir un certificat de bonne santé par les autorités Allemandes. Le nouveau Bébert ne quittera plus d’une semelle son nouveau «maître».

Le moment est tout de même propice à l’élargissement de la famille : Bébert est un orphelin laissé à lui-même tandis que la situation de Céline n’est pas vraiment meilleure, il reçoit des menaces et, bientôt, n’osera même plus sortir le soir. Alors, il faudra fuir pour échapper à la vindicte de la horde. Après quelques hésitations, après une offre de Léautaud de s’occuper du chat, il n’est pas question de l’abandonner. Bébert fait partie de la famille, Céline est entièrement responsable de ce qui pourrait lui arriver.

Une fois, seulement, lorsqu’ils se retrouveront à Sigmaringen, à la veille de leur départ pour le Danemark, le chat sera confié à un épicier qui promettait de s’en occuper, mais à la nuit, Bébert brise un carreau et vient rejoindre ses maîtres. C'est un signe, la question est réglée, quoiqu'il arrive, ils finiront le voyage ensemble.

Tout comme son nouveau maître, Bébert n’est plus un chat de la première jeunesse; en 1944, lorsqu’ils prendront la route de l’exil, il a huit ou neuf ans et Céline 50, Bébert sera encore là lorsqu’ils en reviendront sept ans plus tard, un âge très vénérable pour un chat. L’histoire de Bébert est connue, Frédécic Vitoux en retrace sa biographie dans : «Bébert : Le chat de Louis Ferdinand Céline» aux éditions Grasset et montre bien l’importance pour Céline de ce chat au caractère exceptionnel.

La venue d’un chat dans la dernière partie de la vie de Céline n’est donc pas autrement étonnante, ce qui l’est davantage, c’est la place qu’il occupera et le mythe qu’il engendra autour de l’œuvre. Il y a quelque chose de fabuleux dans l’histoire et la vie de ce chat. Tout d'abord son nom, le petit Bébert de Voyage, enfant dont Bardamu assiste impuissant à cette mort lente et injuste, pages magnifiques où Céline montre toute l’absurdité de la souffrance lorsqu’il s’agit d’enfants. C’est aussi le lien qui identifie les seuls êtres qui, finalement, trouvent grâce à ses yeux : les enfants et les animaux.

Il s’agit pour Céline de la marque d’une fragilité commune et d’une incompréhension mutuelle de ces êtres devant la réalité du monde et la brutalité des hommes. Dans leur monde respectif, les enfants et les animaux souffrent en silence, totalement impuissant devant les maîtres. À cet effet, le rôle de Bébert dans la trilogie allemande et, par exemple, la rencontre des enfants handicapées dans Rigodon, illustre fortement le lien entre ces deux mondes de l’innocence. Ils sont pour Céline, les derniers remparts contre la souffrance.

Même si plus de trente ans séparent la mort de du chien Bobs et l’arrivée de ce chat mythique dans la vie de Céline, Bébert constitue le dernier espoir et le seul lien affectif de l’écrivain envers le monde réel; Bébert c’est Céline et Céline, c’est Bébert. Personnage à double personnalité, mélange d'enfant sauvage et d'animal apprivoisé; liberté et conscience ce qui, pour Céline, représente ce qui est le plus important et le plus fragile. Bébert, c’est l’union de ces deux éléments, indissociables. Renier le premier, c’est achever le second.

À partir de Féérie, Bébert sera toujours présent et jouera un rôle à la fois effacé, mais essentiel dans l’œuvre romanesque. Dans la démesure célinienne, le chat atténuera la brutalité du réel.

 Dans cette période apocalyptique, il reste le seul être vivant pourvu de sagesse et d’intégrité. Stoïque, Bébert sort rarement de sa gibecière, jamais une plainte et lorsqu’il met le nez dehors, il revient toujours au bon moment. Bébert veille, observe et tout ce qu’il voit avec ses yeux de chat, apparemment indifférent à la folie des hommes, laisse au lecteur le soin de se faire une opinion sur ses jugements.

Par ailleurs, l’importance de l’animal pour l’écrivain est maintes fois démontrée et son affection se retrouve partout et de manière continuelle, autant dans les romans, la correspondance et, aussi, dans ses cahiers de prison, où Céline exprime sans fard ses angoisses et ses inquiétudes envers ceux qu’il aime. Bébert n’est jamais absent des préoccupations de l’écrivain :
«Le lendemain visite à Courbevoie – à Marie – à Arltty – Lucette est née tout près – rue St-Louis-en-l’Île – Bébert à la Samaritaine – On est né tous les trois au murmure des berges…» Un autre Céline deux cahiers de prison» (p.55) Textuel
«… On nous amène Lucette et moi – le bureau de la police – Bébert dans son panier… Je sens que tout est perdu – on nous sépare – cachot – panier à salade – plongé dans la nuit – (…) Des mouches – Je titube bourdonne comme une mouche et puis je vois mille choses comme une mouche – mes idées se heurtent à un immense chagrin – où est Lucette et mon petit chat? J’ai la hantise de la vie» (P105)

Pendant les mois d’internements, avec la complicité silencieuse d’un gardien, Lucette amènera un Bébert, toujours silencieux et discret, visiter le prisonnier. Malade, tumeur cancéreuse, Bébert sera opéré et soigné. 

À Meudon, le dernier refuge, le roi s’éteindra lentement, il sera enterré dans le jardin où aucune indication ne situe la tombe. Inutile, Bébert est dorénavant partout, il habite à la fois l’œuvre et l’homme, on ne peut voir Céline sans ce chat plus humain que les hommes.

C’est peut-être Paul Léautaud qui a laissé le plus beau témoignage de cette relation exceptionnelle entre ces deux complices d’aventures et d’écriture, liés par tant de souvenirs communs.
 De plus, nous ne pouvons pas accuser l'ermite de Fontenay-aux-Roses d’avoir un parti pris favorable envers l’écrivain :

«Tenez, Dullin, pendant l’exode, ne s’est jamais séparé de son chien. Et Céline, il est parti pour le Danemark avec son chat et il en est revenu avec. Je connais mal l’œuvre littéraire de Céline. J’ai reçu un jour, au Mercure, son «Voyage au bout de la nuit». J’ai été rebuté par les grossièretés et je l’ai refermé. 

Mais revenir avec son chat du Danemark, ça c’est une preuve de conscience.» 

 «J’aime mieux les chats que la littérature» Robert de La Croix, Carrefour no 373, 7 novembre 1951 Cahiers Paul Léautaud no 30 juillet décembre 2001 p. 30-33. Dans L’année Céline 2001 p. 213 édition du Lérot.


!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Aucun commentaire: