mercredi 15 mai 2013

ALLEMAGNE : UN VOISINAGE DANGEREUX

La nouvelle Germanophobie : entre peur, mépris et haine



Soldats allemands
Soldats allemands coiffés de casques à pointe, munis de masques à gaz et de nombreuses grenades à manche.

La phobie – autrement dit, au sens strict, la « crainte », la « peur » – de l’Allemagne semble refaire surface en France depuis quelque temps. 


Ce sentiment est en réalité ancien puisque, si l’on en croit Jacques Bainville, la plus grande tâche de la politique française au long de l’Histoire lui a été « imposée par le voisinage de la race germanique », un voisinage évidemment dangereux dans l’esprit du célèbre historien, compagnon de route de Maurras et de l’Action Française.

Les guerres de 1870, 1914, et bien sûr de 1939-40, ont exacerbé souvent en véritable haine un sentiment largement développé par les milieux « nationalistes » 

 (I). Le jeune Charles de Gaulle en fut fortement imprégné au début du siècle dernier, et si la géopolitique lui commanda sur le tard de prôner la réconciliation franco-allemande, jusqu’à la fin de sa vie il n’en demeura pas moins sur ses gardes vis-à-vis d’une « Grande » Allemagne redevenue conquérante (II). C’est bien cette impression qui, aujourd’hui, alimente, dans de nombreux secteurs de l’opinion française, la nouvelle « germanophobie » (III).

I

Les horreurs de l’Occupation – déportations, massacres… – pendant la période 40-44 ont durablement transformé la « peur » de l’Allemagne et des Allemands en une véritable « haine » partagée, au lendemain de la Libération, par la quasi-totalité de l’opinion française, toutes tendances confondues. En réalité, cette haine sourdait depuis longtemps, entretenue particulièrement par les mouvances de la « droite nationaliste ».

Charles Maurras
Charles Maurras à sa bibliothèque

Déjà en 1915, Paul Bourget, proche de l’Action Française, écrivait en préface au Voyage du Centurion d’Ernest Psichari – le petit-fils de Renan, converti au catholicisme et tué, comme Péguy, lors des premiers combats de 14 – : « nous sommes les soldats de la Chrétienté (…) nous avons devant nous les soldats d’Odin »…, soldats qui étaient alors réputés couper les mains des petites filles ! C’est l’époque où l’on distribue, à des enfants faisant leur Première Communion, une image pieuse représentant un garçonnet priant devant un crucifix et levant les yeux au ciel où une figure de poilu apparaît au milieu d’un nuage, la légende au bas de l’image faisant dire à l’enfant cette prière : « Donnez-nous notre pain quotidien, mais aux Boches méchants, mon Dieu, ne donnez rien »… À la même époque, on peut trouver publiée dans l’Action française une lettre dans laquelle un père de famille, ayant trois fils au front, se déclare très fier du « sacrifice » de son épouse résolue « à offrir à la France la vie de nos trois chers aînés : mais à la condition que (…) leur mort serve au démembrement de cette race maudite, de ce bandit de peuple allemand »… L’historien Jean de Viguerie, qui rapporte ces faits, affirme que « jamais jusqu’à la Révolution française n’avaient été pratiqués à ce point le mépris et la haine de l’étranger ».

Paradoxalement – car rien n’est simple – lors de cette Première Guerre mondiale, Maurras fut un des rares, en France, à soutenir les efforts de paix de Benoît XV que quasiment tout le monde dans la classe politique, de droite à gauche, et dans les milieux catholiques et ecclésiastiques – y compris dans les chaires des églises les plus prestigieuses – surnommait alors le « Pape boche »! …
L’entre Deux-Guerres offrit évidemment aux milieux nationalistes (Action Française, Fédération Nationale Catholique du général de Castelnau, etc.) l’occasion de reprendre une campagne virulente contre une Allemagne soupçonnée d’être à l’origine de tous nos maux. Maurras en particulier – sa condamnation en 1945 ne doit pas obscurcir cet aspect essentiel de sa pensée – considérait la « Germanie » comme le pays de toutes les subversions et de toutes les erreurs. À la lecture de Fichte et de ses Discours à la nation allemande (1808-1809), Maurras s’était très vite persuadé qu’il n’y avait pas de compatibilité possible entre un nationalisme à l’allemande toujours impérialiste et à la recherche de son « espace vital », et un nationalisme à la française qu’il concevait avant tout défenseur du « pré-carré » – d’où ses réserves, dans Kiel et Tanger, vis-à-vis de tout « abus » de politique coloniale.

Le maître de l’AF en viendra, de la manière la plus injuste sur bien des points, à opposer brutalement la « civilisation » catholique et latine à la « barbarie » germanique pour laquelle il n’aura toujours que mépris. Contrairement à une légende savamment entretenue par ses ennemis, l’arrivée d’Hitler au pouvoir ne modifiera aucunement les positions anti-germanistes radicales de Maurras. Bien au contraire ! Qualifiant Hitler, peu avant la Guerre, de « chien enragé de l’Europe », Maurras n’hésite pas à écrire dans l’Action française du 17 juin – oui, du 17 juin ! – 1940 : « Nous avions affaire, en 1918, à un empereur romantique avec lequel il n’eut pas été tout à fait absurde ni fou d’imaginer – peut-être, dans un vague peut-être – quelque système de composition et d’arrangement de paix et d’accord plus ou moins susceptible d’être tenu. Ici, rien de pareil. Ni pacte, ni traité, rien, le joug. Nous avons devant nous une horde bestiale et, menant cette horde, l’individu qui en est la plus exacte et la plus complète expression. » Dans ce même article du 17 juin, Maurras proclame : « Nul avenir ne nous est permis que dans le bonheur de nos armes »… Que cela plaise ou non, c’était – un jour avant celui du général de Gaulle – un véritable appel à la « résistance » !

II


Charles de Gaulle
Charles de Gaulle

De Gaulle, même s’il fut sans doute étranger à l’anti-germanisme passionné et injuste d’un Maurras et qui caractérise encore aujourd’hui certaines pensées françaises, n’en fut pas moins très antiallemand dans les années 20. Il le restera, grosso modo, jusqu’à son retour au Pouvoir en 1958. Il le redevint sur la fin de sa vie.

Au lendemain du Traité de Versailles, son anti-germanisme est total et n’a rien à envier à celui de l’Action Française. Dans une lettre écrite à sa mère et datée du 25 juin 1919, Charles de Gaulle va jusqu’à prôner d’utiliser la « dernière brutalité » avec l’Allemagne : « Voilà donc la paix signée. Il reste à la faire exécuter par l’ennemi, car tel que nous le connaissons, il ne fera rien, il ne cédera rien, qu’on ne le contraigne à faire, à céder, à payer, et non pas seulement au moyen de la force, mais par la dernière brutalité. » De Gaulle, à cette époque, se situera toujours dans la ligne d’un Maurras ou d’un Castelnau, et non dans celle d’un Briand soutenue par les démocrates-chrétiens pacifistes, eux-mêmes soutenus par la Curie romaine, tout spécialement par le Cardinal-Secrétaire d’État Gasparri, ce dernier rêvant à la constitution au centre de l’Europe d’un grand État catholique tampon qui aurait regroupé notamment les régions catholiques du sud de l’Allemagne – dont la puissante Bavière –, les restes de l’Empire austro-hongrois et aussi…l’Alsace-Lorraine, État sur lequel se serait appuyé en priorité le Saint-Siège.

Dans les années 30, l’Allemagne reste pour de Gaulle le danger prioritaire. Il n’adhérera jamais à l’idée qu’il vaut mieux choisir Hitler que Staline. Dans une lettre écrite à sa mère en 1936, il se prononce clairement pour une alliance franco-russe : « Nous allons rapidement à la guerre contre l’Allemagne et, pour peu que les choses tournent mal pour nous, l’Italie ne manquera pas d’en profiter et de nous donner le coup de pied de l’âne. Il s’agit de survivre, tout le reste est littérature. Or, je vous le demande, sur qui pouvons-nous compter pour nous aider, les armes à la main ? La Pologne n’est rien, et d’ailleurs, elle joue double jeu. L’Angleterre a sa flotte mais pas d’armée et une aviation actuellement très en retard. Nous n’avons pas les moyens de refuser le concours des Russes, quelque horreur que nous ayons pour leur régime. C’est l’histoire de François 1er allié aux musulmans contre Charles Quint. » Convenons, à l’évidence, que Charles de Gaulle prétendait bien alors se situer dans l’esprit d’une politique « capétienne ».

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle se montre très clairement hostile à la renaissance allemande. Il s’en tient à la vision bainvillienne de l’Action Française, exige l’annexion par la France de la rive gauche du Rhin et le démembrement de l’Allemagne en de multiples États, comme en 1648 au Traité de Westphalie. Dans cette optique, de Gaulle s’oppose à la création de la République fédérale allemande (RFA) par les accords de Londres de juin 1948, et réclame une confédération d’États. Et tandis qu’il parle volontiers « des Allemagnes », et qu’en forme de boutade, François Mauriac s’écrie : « J’aime tellement l’Allemagne que je suis content qu’il y en ait deux ! », Raymond Aron se déclare stupéfait de ce retour en arrière de trois cents ans ! De Gaulle, cependant, s’en tiendra à ces strictes positions de morcellement de l’Allemagne jusqu’au début des années 50, après avoir essayé avec ténacité en 1945, mais sans succès, de les faire accepter par Truman.

C’est pour ne pas s’aliéner complètement les Anglo-Saxons, et surtout les Américains, en apparaissant comme un « ultranationaliste » – ce qu’il était vraiment et lui avait valu l’hostilité d’un Churchill et surtout d’un Roosevelt qui le suspectait volontiers d’être un général « fasciste » !– que de Gaulle acceptera de modifier peu à peu sa position et d’intégrer l’Allemagne dans le projet de reconstruction de l’Europe auquel les Américains attachaient une importance si cruciale ; ce qui ne l’empêchera pas au demeurant de faire preuve d’un nationalisme inflexible dans l’affaire de la CED. C’est dire que l’alliance avec l’Allemagne ne fut vraiment « privilégiée » que sur le tard, et pour des motifs qui n’avaient que peu à avoir avec elle ! En réalité, pour de Gaulle, l’Allemagne devient progressivement, après son retour au Pouvoir en 1958, une carte à jouer contre l’Empire américain et la Grande-Bretagne, son cheval de Troie en Europe. En sortira une « alliance incertaine » (Georges-Henri Soutou) dans laquelle, aux yeux de De Gaulle, l’Allemagne ne devait avoir qu’un rôle de force d’appoint, se cantonnant à n’être que « le vaincu poli et honnête qui cherche à se gagner les bonnes grâces du vainqueur »(cité par Eric Roussel).
Sur la fin de son règne, de Gaulle redevient très antiallemand, car il sent que l’Allemagne a de nouveau des ambitions. En septembre 1967, à son retour de Pologne, il déclare à son chef d’État-major particulier : « Moi que l’Allemagne soit coupée en deux, je m’en moque… ». Il envisage même, devant Henry Kissinger, en 1969, de faire la guerre à l’Allemagne si elle cherche à dominer l’Europe ! Et à l’amiral Flohic, son aide de camp, il déclare peu après : « Il faudra leur rentrer dans la gueule » ! (cf. Roussel ).

III


Carte de l'Allemagne
Source : Apec



Le regain de germanophobie auquel nous assistons aujourd’hui plonge ses racines dans la réunification du début des années 90 qui a ravivé, chez beaucoup, la crainte d’une Allemagne puissante et arrogante, voire conquérante, en tout cas à mille lieues du rêve gaullien d’un « vaincu poli et honnête… ». La construction européenne – à marche forcée – qui s’ensuivit à partir du Traité de Maastricht de 1992 apparut aux « germanophobes » comme destinée à faire de l’Europe la « tenue camouflée » de l’Allemagne.

L’on vit alors se reconstituer, contre cette construction, les alliances improbables du combat contre la CED en 1953, où se côtoyèrent, parfois sur les mêmes tribunes, gaullistes, royalistes d’AF, et communistes ! Vont alors refleurir, dans les milieux « nationalistes/souverainistes », appliqués aux partisans de la construction supranationale – sous domination allemande… – de l’Europe, les vieux thèmes de l’ « Anti-France » et du « parti de l’étranger », ce dernier – qui avait beaucoup servi au moment de la guerre froide pour désigner les communistes et leurs alliés – s’identifiant désormais au « parti allemand ». C’est l’époque où le gaulliste Pierre Juillet – ancien conseiller de Jacques Chirac au moment de son célèbre « appel de Cochin » du 6 décembre 1978 fustigeant précisément le « parti de l’étranger »,autrement dit les giscardiens… – s’inquiétait dans Le Monde du 27 octobre 1994 : « Qui dénonce le parti allemand en train de nous submerger de sa propagande, comme le fit le parti espagnol sous Louis XIII, le parti anglais entre les deux guerres et le parti américain sous la IVè République ? Personne »…

Le « personne » était au demeurant plus qu’exagéré puisque, à la même époque, et entre beaucoup d’autres, le maurrassien et antigaulliste Jean Bruel, alors pittoresque patron de la Compagnie des bateaux-mouches de Paris, déclarait à Minute du 7 décembre 1994 : « Tout à coup, je vois l’Allemagne revenir et préparer sa mainmise sur l’Europe. C’est l’anéantissement de toute latinité en Europe. Ça m’amène à aider des hommes comme Villiers ou Le Pen. »

Si la « droite » néo-maurrassienne et/ou néo-gaulliste fut à la pointe de la résistance à la renaissance d’une « Grande » Allemagne, la « gauche », globalement, ne fut pas en reste. Rappelons pour mémoire l’hostilité farouche des communistes à la restauration de la puissance allemande et donc à la réunification – on a raconté que, lorsque Khrouchtchev vint à Paris, il demanda qu’on le fît passer devant la maison qu’avait habitée Jacques Bainville. Si du côté socialiste, les positions furent plus ambigües, il est clair cependant que François Mitterrand fit tout pour retarder une réunification allemande qu’il redoutait. Il n’hésitera pas à se rendre, en 1989, alors que le « Mur de Berlin » se fissurait, aux cérémonies célébrant le 40è anniversaire de la création de la RDA, de sorte que malgré les apparences – les bonnes relations de Mitterrand avec Kohl qui rappelaient celles de De Gaulle avec Adenauer – et les précautions diplomatiques, les relations franco-allemandes traverseront un hiver 89-90 particulièrement glacial.
Quid alors du fameux « couple » franco-allemand, dont politologues et surtout médias cherchent à nous persuader qu’il est l’alpha et l’omega de la politique étrangère française depuis le général de Gaulle, et le pivot de la construction européenne depuis le Président Mitterrand ? Disons d’abord que dans l’esprit du Général, si « couple » il y avait, c’était un couple « à l’ancienne », sans parité, où il y avait un « chef de famille », quasi omnipotent, qui tout naturellement était la France… De fait, le « couple » se fissura aussi vite qu’il s’était construit sur le socle apparemment solide du Traité de Paris du 22 janvier 1963, Traité vidé de son sens véritable – faire de l’Allemagne l’instrument de la politique étrangère de la France – dès le 16 mai suivant, lors de sa ratification par le Bundestag.

En réalité, il n’est pas exagéré de soutenir – et c’est là un des fondements essentiels de la nouvelle « germanophobie » – que les rôles se sont renversés dans le « couple » franco-allemand. : aujourd’hui c’est l’Allemagne qui est le « chef de famille » ! La preuve emblématique en a été donnée lorsque, au début de 2008, Nicolas Sarkozy se trouva dans l’obligation, sous la pression allemande, de renoncer à son projet d’ « Union méditerranéenne » regroupant les seuls pays riverains, au profit d’une « Union pour la Méditerranée » incluant alors, sur le thème de la Méditerranée, tous les pays européens, dont bien sûr l’Allemagne… Le Président français se trouvait ainsi contraint, pour faire plaisir – obéir… – à l’Allemagne, d’édulcorer considérablement un projet qu’il avait pourtant présenté au départ comme une idée diplomatique-phare de son quinquennat ! L’élection de François Hollande n’a pas modifié le comportement d’Angela Merkel dont la prétention à être le « chef de famille », non seulement du « couple » franco-allemand, mais de l’Union européenne toute entière, est inentamée….

Conclusion


Bismarck
Otto von Bismarck en uniforme de cuirassier | German Federal 

Archives
La poussée évidente d’anti-germanisme qui se produit actuellement en France, ne doit cependant pas occulter une réalité plus que complexe.
Il est clair qu’une grande partie de la « société civile », en France, ne prête aucune oreille aux sirènes « germanophobes », tant elle se plaît , au contraire, à louer, dans quasiment tous les domaines – économique, financier, social… –, un « modèle allemand » supposé doté de toutes les vertus, bien que ne correspondant en rien à notre tempérament historique national qui a construit un modèle politique, social et culturel dans lequel le rôle de l’État central est primordial – la France est un État unitaire, l’Allemagne un Etat fédéral !

En outre, on ne saurait oublier que la peur d’une « Europe allemande » se nourrit, sans doute plus ou moins inconsciemment, dans certains milieux « laïcs », de la vieille crainte d’une « Europe vaticane » qui hantait ces mêmes milieux dans les années 50. C’était l’époque où Vincent Auriol, l’ancien ministre des Finances du Front Populaire devenu le premier Président de la IVè République, ironisait sur les Pères de l’Europe qu’étaient Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide De Gasperi, les peignant comme « trois tonsures sous la même calotte », tandis que Robert Lacoste dénonçait l’ « Europe rhénane sentant à la fois le goupillon et le haut fourneau »… N’est-il pas significatif qu’un Jean-Pierre Chevènement ait pu, naguère, dénoncer en Jacques Delors « le candidat de la démocratie-chrétienne allemande » ?

Ajoutons enfin, que la « germanophobie » et l’ « euroscepticisme » se nourrissent mutuellement. Certains sont devenus antiallemands parce qu’antieuropéens, d’autres sont devenus antieuropéens parce qu’antiallemands. Mais les uns et les autres sont en droit de se souvenir avec quelque inquiétude de la formule de Bismarck : « L’Europe n’est qu’un mot employé par les puissances qui exigent des autres ce qu’elles n’osent pas réclamer en leur nom ». N’est-ce pas ce que fait aujourd’hui l’Allemagne ?

Gérard FREMIOT
Docteur en sciences politiques

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