mardi 23 août 2011

"1984" : UNE "DYSTOPIE" MONTRANT CE QUE SERAIT L'ANGLETERRE SI L'ON METTAIT EN PRATIQUE LES THEORIES DE LA "FABIAN SOCIETY"


Notes sur oeuvres - Sociologie
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« Ce qu’il faut, c’est faire entrer dans la tête des gens : un, que les intérêts de tous les exploités se rejoignent ; et deux, que le socialisme ne heurte pas forcément la common decency. »

Excepté Le Lion et la Licorne, Le Quai de Wigan est probablement LE livre indispensable de George Orwell pour qui veut cerner sa pensée politique.

Il contient l’essentiel de ses réflexions sur la classe ouvrière, la civilisation machiniste et ses premières interrogations sur le socialisme. Cette enquête-essai chez les mineurs du Nord industriel de l’Angleterre – dont Wigan est l’exemple typique (« Wigan a toujours symbolisé la laideur inhérente aux districts de grande industrie », écrivait Orwell ailleurs (1)) – est une plongée dans Metropolis. Orwell y livre la clef de sa sensibilité, parce qu’il y dévoile le fait générateur de sa conscience : la soudaine reconnaissance par un privilégié de la brutalité de l’ordre sur lequel repose ses privilèges, et de l’humanité de ceux que cet ordre écrase.

Par certains côtés, le récit d’Orwell nous renvoie dans un passé apparemment aboli. Ce qui frappe d’emblée est la misère de la vie ouvrière d’alors, réduite au rôle de simple rouage fonctionnel d’une industrie basée sur le charbon. Voici le monde où la machine écrase l’homme. La dangerosité du travail est fonction croissante de l’amélioration technique. Nombreux sont les accidents, souvent mutilants, parfois mortels, dans des conditions de travail abominables. Sans indexation aucune sur le risque physique pris par les mineurs, les salaires sont indécents tant ils sont bas. L’extorsion de la plus-value est ici maximale : la vie contre rien. On a du mal à s’en souvenir, mais l’industrie et la mine, dans les années 1920, c’était encore cela, en Europe même.

Comme dans le Métropolis de Fritz Lang, les humbles qui permettent à la société de tourner économiquement sont ignorés des classes supérieures qui vivent sur leur dos. C’est précisément la connaissance du réel vécu par les humbles qui séparera désormais Orwell de ces classes supérieures. Le titre du bouquin prend ici tout son sens : le fameux quai n’existe pas, c’est une légende, aussi introuvable que les mineurs sont invisibles aux yeux du reste du monde.

Qui sont-ils, ces invisibles esclaves ?

Partout, ils se heurtent à la brutalité de ceux qui se trouvent dans la structure sociale au-dessus d’eux, fût-ce un peu au-dessus. Lorsqu’ils se déplacent pour aller toucher leurs indemnités, le dédain bureaucratique des employés est total : mépris de classe oblige. L’ouvrier, en somme, est traité comme un sous-homme par ceux qui ont besoin de nier son humanité pour se rassurer sur la leur.

Mais partout, ils répondent à la brutalité par la solidarité. Contrairement à ce qu’il a pu observer à Londres, dans son milieu d’origine, Orwell constate qu’il existe chez les mineurs, pour lui incarnation paradigmatique du travailleur manuel, une vraie vie communautaire et traditionnelle. Les liens humains sont solides, les relations franches et généreuses entre égaux. La cellule familiale n’éclate pas encore, à l’époque, dans le prolétariat britannique. A Wigan, on trouve peu de mendiants et de sans-abris. La coopération dans le travail est productrice de sens dans les relations sociales, ce qui permet aux familles des basses classes d’être plus heureuses, par-delà la misère, que bien des familles des classes moyennes. Voilà pourquoi, comprend Orwell à Wigan, voilà pourquoi les mineurs supportent la négation de leur humanité : précisément parce qu’ils ne sont pas inquiets pour celle-ci.

Dans certaines limites, bien sûr…

Il faut que le père de famille ait du travail et, surtout, un logement décent. La question de l’habitat, selon Orwell, est en effet primordiale, au cœur de la pauvreté. Un logement décent sera maintenu décent, constituant la base du respect de soi-même, et offrira ainsi de meilleures chances aux enfants. Mais cela supposerait, note-t-il, que les municipalités privilégient les maisons ouvrières, plutôt que la construction d’édifices publics…

Ce qui rend Orwell particulièrement intéressant dans ce livre, c’est que, tout en montrant très bien sur quelle humanité des pauvres repose l’inhumanité du système d’alors, il s’abstient de tout angélisme niais. A aucun moment, il ne mythifie la classe ouvrière. Orwell reste lucide, et évite d’idéaliser les prolétaires. Il constate simplement que, par-delà d’inéluctables défauts humains, les relations et valeurs ouvrières représentent, dans l’Angleterre de son temps, l’expression la plus authentique d’une société promotrice non du bonheur, mais de la fraternité humaine (2) : des rapports sains, de la chaleur, de la stabilité, du courage devant l’effort.

C’est à Wigan que le socialiste Orwell a trouvé la matrice de sa conception du socialisme.

*

Car une société décente doit passer pour Orwell par l’avènement du socialisme. Mais de quel socialisme parle-t-on ?

Être socialiste, écrit Orwell, n’ouvre que les portes de l’intelligentsia ouvrière : une école de rhéteurs hypocrites et narcissiques, manipulateurs du langage. Orwell avait assisté à de nombreux rassemblements politiques au cours de son enquête : il y avait vu des lieux de l’inhumanité, des lieux où les pathologies extérieures au prolétariat le pénétraient.

Le socialisme théorique, apanage de la classe moyenne, est en effet pour Orwell aux antipodes de la conception ouvrière. Le socialisme de l’ouvrier se caractérise par un banal respect de soi. Il se rapproche spontanément des conceptions d’Orwell : faire de la politique pour défendre les raisons non-politiques de vivre ensemble. (3)

A l’inverse, l’intellectuel de gauche, « l’outrecuidant qui a toujours une citation de Marx en réserve dans sa manche », est, répète Orwell, en réalité assoiffé de pouvoir. Son monde est un échiquier, dont il souhaite maintenir l’ordre. En se réclamant de beaux principes, il entend en pratique imposer ses réformes aux basses classes. Il est donc, inconsciemment, un agent de l’inhumanité au sein de l’humanité.

Le premier axe thématique d’Orwell est, sur ce point, la promesse d’une société sans classes : une tartufferie, nous dit-il ; en pratique, ce serait la réduction de la société entière au système de référence de l’intelligentsia socialiste – devenue, de facto, seule classe dominante. C’est justement pour interdire ce type de manipulation qu’Orwell , s’il invite à faire front commun pour lutter contre l’exploitation capitaliste, récuse l’abandon des originalités de classe. Abolir ces distinctions reviendrait, dit-il, à renier une part de l’identité constitutive des individus socialisés dans un contexte donné. L’irréelle abolition des classes est, explique Orwell dans les années 30, une machine à renforcer inutilement l’antagonisme réel entre les classes. C’est ainsi qu’apeuré, le socialiste bourgeois rejoint le fascisme, quand on lui parle d’abolir les classes sociales.

Le second axe thématique du Quai de Wigan réside dans une réflexion sur la société industrielle machiniste. Là encore, l’intellectuel, subjectivement socialiste de gôche, objectivement croisé suprématiste de la modernité, est la cible privilégiée d’Orwell. Le progrès mécanique est, pour cet intello, devenu une fin en soi, « presque comme une nouvelle religion », avec pour Sainte-Trinité mécanisation, rationalisation, modernisation. Grâce à la technique, les lendemains chanteront, l’efficacité sera incessamment croissante. Prétendre limiter cette perpétuelle fuite en avant serait un blasphème, une atteinte à la science. Une mentalité qui aboutit, déplore Orwell, à l’association conceptuelle entre « progrès » et « socialisme », là où, lui, entend sous ce dernier concept la justice et la liberté.

En rupture avec la vision infernale de l’Etat-ruche socialiste, Orwell préconise la mesure. Le monde socialiste, largement urbain, implique l’existence des machines, dont il est tributaire. Leur abandon est une utopie : la machine libère des « tâches ingrates et fastidieuses ». Ce qu’Orwell critique, c’est la civilisation de la machine, le rêve du socialiste bourgeois d’un monde entièrement automatisé.

La machine, affirme Orwell, est l’ennemie de la vie. Elle ôte à l’homme son vécu, l’expérience de souffrance dans le travail qui forge ses qualités humaines – un constat aujourd’hui amplement confirmé a contrario, voir nos tapettes aux dents longues du secteur tertiaire. Ici dans la droite ligne de Rousseau, Orwell voit dans la technique un facteur de débilité des forces physiques : un projet fondamentalement hédoniste (4).

Chez Orwell, le travail, c’est la vie : « Mécanisez le monde à outrance, et partout où vous irez vous buterez sur une machine qui vous barrera toute possibilité de travail – c’est-à-dire de vie. » Par travail, il ne faut pas entendre ici la production destinée à l’activité économique, mais une vie vécue en termes d’effort et de création. Le socialisme d’Orwell est donc aussi, au-delà de sa simplicité et de la common decency qui le fonde, un idéal de transcendance, contre un idéal de dégénérescence. Loin du tout rationnel des intellectuels, il conserve une part d’instinct propre aux classes laborieuses, ancrées dans le réel.

La machine ne doit rester qu’un simple outil au service de l’homme, et non l’inverse. La société industrielle, cauchemar au « charme macabre », ne doit rester qu’une étape, à dépasser au plus vite, car « on pourrait bien s’apercevoir à la longue que la boîte de conserve est une arme plus meurtrière que la mitrailleuse. » Il y a même, chez Orwell, quelque chose de la nostalgie réactionnaire pure et simple. Aux chômeurs, il propose d’allouer un morceau de terre et les outils pour la cultiver. Là où le progressisme technicien promet l’inverse de ce qui advient, la terre, elle, ne ment pas.

*

Pour conclure, quel lien entre la pensée d’Orwell et notre réalité contemporaine ?

Aucun, finalement, puisqu’il n’y a plus de mineurs de fond en Europe…

Aucun excepté, bien sûr, le mépris de classe, les millions de travailleurs pauvres, la destruction complète du programme du CNR qui tient tant à cœur à Denis Kessler et ses émules, des salaires toujours plus tirés vers le bas, des logements toujours plus petits pour des prix toujours plus exorbitants (merci les spéculateurs), une fuite en avant progressiste toujours plus aberrante, des rhéteurs toujours plus démagogues.

Liste non exhaustive.

Ce qui me donne une envie, empreinte de charité. Conclure par cette petite citation francisée de l’ami George, à l’adresse des journalistes de gauche et des intellectuels [français] en général : « N’oubliez pas que la malhonnêteté et la couardise se paient toujours. Ne croyez pas que vous pourrez, des années durant, vous comporter en lèche-bottes et en propagandistes du régime soviétique, ou de tout autre régime, puis retrouver du jour au lendemain votre honnêteté intellectuelle. Putain un jour, putain toujours. » » (5)

Citations :

« Avant de se déclarer en connaissance de cause pour ou contre le socialisme, il convient de déterminer si l’état de choses actuel est tolérable ou intolérable, et d’adopter une attitude sans ambigüité face au problème infiniment complexe qu’est celui de l’appartenance de classe. »

« Quant au jargon des communistes, il est aussi éloigné de la langue courante que pourrait l’être un manuel d’algèbre. »

« Il y a une génération, tout individu doté d’intelligence était d’une certaine façon un révolutionnaire. Aujourd’hui, on serait plus près de la vérité en affirmant que tout individu intelligent est réactionnaire. »

« Si le mouvement attirait – en masse – des hommes dotés de meilleurs cerveaux et d’un sens plus élaboré de la commune décence, les personnages douteux dont il a été question cesseraient d’y tenir le haut du pavé. »

« La seule chose au nom de laquelle nous pouvons combattre ensemble, c’est l’idéal tracé en filigrane dans le socialisme : justice et liberté. »

( 1 ) Essais, articles, lettres, volume I, 95, « Réponses à vos questions », p.334.

( 2 ) Ecrits politiques (1928-1949), 32, « Les socialistes peuvent-ils être heureux ? », p.234.

( 3 ) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, p.57.

( 4 ) Lire à ce sujet l’excellent article d’Orwell, dans Essais, articles, lettres, volume IV, 19, « Les lieux de loisirs ».

( 5 ) Essais, articles, lettres, volume III, 65, « A ma guise », p.290.

(scriptoblog.com)

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