dimanche 2 janvier 2011

UN AUTRE SON DE CLOCHE

(LA ROUELLE : ANCETRE DE L'ETOILE JAUNE)
(TURLUTUTU CHAPEAU POINTU)

Pogromes de l’expulsion des Juifs d’Espagne

Hans Jansen

Fin de la « convivencia »
Au XIVème siècle a pris fin en Espagne la coexistence conviviale (convivencia) des musulmans, des juifs et des catholiques, qui avaient prévalu pendant plus de trois siècles.
Même lorsque les catholiques faisaient la guerre contre les musulmans (reconquista),ils ne le faisaient pas – comme l’a écrit un chroniqueur du XIII ème siècle– pour anéantir la religion de l’islam,

mais uniquement pour récupérer la terre

que les musulmans avaient conquis à leur détriment plusieurs siècles auparavant.
Les catholiques, qui vivaient depuis des siècles sous la domination des musulmans en tant que « mozarabes » et les musulmans sous celle des catholiques en tant que « mudéjars », avaient dans la plupart des cas toute latitude pour exercer leur culte. Il régnait entre les fidèles de l’islam, du judaïsme et du catholicisme une « coexistence faite de tolérance et de conflits » (sol y sombra), comme le répétaient à loisir les chroniqueurs, une tension harmonieuse et une harmonie conflictuelle.
Les membres des trois différentes communautés religieuses vivaient de manière absolument cloisonnée, les uns à côté des autres, mais partageaient une langue, une culture, des usages vestimentaires, des coutumes alimentaires et des boissons communes.
Pareille coexistence avait pour conséquence l’absence fort remarquable d’hérésie. L’institution de l’Inquisition, introduite par le pape Grégoire IX le 20 avril 1233 pour poursuivre et extirper les hérétiques du monde chrétien sous la responsabilité des évêques, était inexistante en Castille et ne fonctionnait guère en Aragon. On n’entreprenait pas davantage de tentatives pour convertir par la force musulmans et Juifs.

Mais à partir du XIVème siècle –surtout sous l’influence des Dominicains et des Franciscains – on voit se développer également en Espagne la conviction que les Juifs en tant que Juifs n’avaient pas la place dans la société catholique.
Lorsque le Franciscain Pero de Oillogoyen eût clairement donné à comprendre au cours de la célébration solennelle de la Semaine Sainte du 6 mars 1328 à Estella dans son homélie que les déicides n’avaient pas leur place dans la ville catholique, un pogrom éclata après la cérémonie religieuse : Les fidèles qui avaient suivi le culte, pris de fureur et lançant des vociférations, encerclèrent le quartier juif, incendièrent la synagogue, la bibliothèque du rabbin et toutes les maisons, et massacrèrent les habitants lorsque ceux-ci ne se montrèrent pas prêts à se convertir à la foi catholique.
Des désordres éclatèrent également dans d’autres villes de Navarre, comme à Pampelune où environ 7.000 hommes, femmes et enfants furent assassinés sauvagement par des paysans dirigés par des moines, parce qu’ils voulaient rester fidèles à la religion de leurs ancêtres. Mais il se trouvait heureusement aussi à Estella des fidèles qui ne croyaient pas dans le mythe du peuple déicide et qui donnèrent abri aux Juifs pendant les razzias.
Lorsqu’en 1355 un autre Franciscain, Merino, prêcha contre le peuple déicide au cours du service de la nuit pascale, les fidèles commirent une agression contre la synagogue, après le service religieux, pour contraindre ceux qui s’y trouvaient à écouter un sermon de conversion de leurs dirigeants. L’évêque d’Aragon se distancia de la politique de certains Franciscains fanatiques qui voulaient convertir les Juifs en usant de la violence. Il cita en exemple les Dominicains qui se rendaient le samedi dans les synagogues pour prêcher afin de faire comprendre aux juifs que c’en était fini de la religion juive. Ils trouvèrent appui auprès des rois qui avaient donné l’ordre aux Juifs d’admettre ces missionnaires dans leurs synagogues. En outre, les juifs furent contraints d’écouter des prêches de conversion dans les églises. L’évêque d’Aragon nomma également les Dominicains en tant qu’inquisiteurs auprès du Tribunal épiscopal. Comme il arrivait de temps à autre que les catholiques d’origine juive, qui avaient été contraints par la violence d’adopter la foi catholique, continuaient à fréquenter leurs anciens coreligionnaires et finissaient par en revenir à la religion de leurs ancêtres, pareils renégats étaient jugés et condamnés par les collaborateurs judéophobes précités de l’évêque. Lorsque les condamnés à mort étaient disposés à remettre un montant élevé à la trésorerie royale. Enfin, l’emprise des évêques sur les « cortes » (le parlement) s’accrut et ils sommèrent de prendre des mesures antijuives conformément au 4ème concile de Latran (1215), telle que l’obligation pour les juifs du port de la « rouelle ».

Le roi d’Aragon refusait également de se rallier à la politique des Franciscains. Il était bien conscient du rôle important que les juifs jouaient dans la vie économique du pays. Depuis des siècles, les revenus affluaient de tous ces quartiers juifs vers la couronne, formant comme une source inépuisable de revenus importants. A l’imposition d’un taux exorbitant, s’ajoutait une rétribution particulière d’un montant de 30 deniers, faisant office de « remboursement » des 30 pièces d’argent reçues autrefois par Judas lorsqu’il avait trahi le Fils de Dieu. C’est pourquoi chaque fois le roi prenait à nouveau les Juifs sous sa protection contre la terreur exercée par la foule excitée par les Franciscains. Il est remarquable qu’au cours des années 1348-1349, lorsque la peste noire fit rage également dans la péninsule ibérique, des pogroms n’y éclatèrent dans certaines villes qu’en Aragon, au cours de l’absence du roi Petro IV, des Juifs se trouvant accusés d’avoir empoisonné les sources d’eau. En Castille, où le roi était resté présent pour protéger les Juifs contre la fureur de la populace, il n’y eut pas de pogroms. Il n’arriva qu’une seule fois au XIVème siècle qu’un roi prît des mesures antijuives pour se concilier les adversaires de son régime.

Le baptême ou la mort
Vers la fin du XIVème siècle, un nombre croissant d’intellectuels se mirent à étudier l’histoire des Juifs antérieure au Déicide. Nombre d’entre eux parvinrent à la conclusion que ce crime affreux qui pesait censément sur la conscience des Juifs, constituait quasiment une conséquence logique de leur caractère, qui s’était perverti au cours des siècles : on tenta de démontrer « scientifiquement » leur haine contre Dieu et l’humanité. Leur haine envers l’humanité fut expliquée comme suit : comme pendant les 40 ans de la traversée du désert, ils avaient mangé une nourriture simple et avaient été exposés à la chaleur sèche de l’air désertique, ils auraient contracté de la sorte la « gale noire », d’où leur caractère sournois et méfiant. Leur caractère bilieux était devenu héréditaire : les Juifs devinrent hypocrites, rusés et faux vis-à-vis de tous les non-juifs du monde. Pas étonnant dans ces circonstances que l’on se mit à ressentir de plus en plus les Juifs comme constituant une menace pour l’Espagne catholique. C’est pourquoi le clergé (les papes, les évêques, les membres de divers ordres religieux), en collaboration avec la noblesse et si possible avec la couronne, mit tout en œuvre pour convertir les Juifs et protéger les Juifs catholiques contre leurs anciens coreligionnaires.
L’archidiacre et official de l’évêque de Séville – Ferrand Martinez – était devenu vers la fin du XIVème siècle le grand prédicateur populaire et missionnaire en milieu juif, parcourant la Castille pour extirper par ses prêches antijuifs violents, les catholiques contre les Juifs et contraindre les Juifs à la conversion. Il était convaincu que les Juifs étaient les véritables détenteurs du pouvoir en coulisse, qu’en tant que fonctionnaires du fisc ils avaient réussi à accumuler la plus grande partie des ressources du royaume et qu’ils étaient parvenus à assujettir tous les catholiques d’Espagne.
Il évoqua le spectre d’une Espagne dans laquelle bientôt toutes les églises seraient transformées en synagogues. Martinez prêchait de manière éhontée la violence envers les Juifs. Quant au roi Juan Ier, d’une part il louait le zèle particulier de Martinez, mais d’autre part, il voulait à tout prix qu’il fût fait violence aux Juifs. L’évêque destitua l’archidiacre de ses fonctions, mais lorsqu’en 1390 moururent à la fois le roi et l’évêque, les prêtres élirent unanimement Martinez pour lui succéder. Comme la reine-mère Leonora, dont Martinez était le confesseur depuis de nombreuses années, devint régent en raison de la minorité d’Henri III, l’évêque nouvellement élu ne trouva plus aucune entrave pour s’abandonner à ses penchants. Dans une lettre pastorale officielle, il donna ordre à tous les prêtres de son évêché « de raser les synagogues où les ennemis de Dieu et de l’église se livrent à l’idolâtrie » et de lui envoyer les objets liturgiques et les livres religieux comme trophées de guerre.

Tandis que dans de nombreuses villes les prêtres entrèrent immédiatement en action, Martinez prit lui-même l’initiative de l’action à Séville. Le 15 mars 1391, il tint un discours enflammé pour inciter ses auditeurs à prendre d’assaut le quartier juif. Les autorités locales ne purent éviter qu’à grand peine et au dernier moment qu’un pogrom ne se perpètre. Mais l’archevêque formait de nouveaux projets avec ses partisans : le 6 juin 1391, des catholiques en provenance de tous les quartiers de la ville se réunirent à une heure donnée pour donner l’assaut au quartier juif : maisons, écoles, bibliothèques et synagogues furent réduits en cendres, 4.000 juifs y trouvèrent la mort, nombre d’entre aux furent faits prisonniers et vendus aux musulmans en tant qu’esclaves, tandis que les autres n’échappèrent à la mort qu’en acceptant la conversion.
Ainsi, l’une des communautés les plus anciennes et les plus florissantes d’Espagne, qui comptait quelques 6.000 familles fut radicalement anéantie. De la même manière, Martinez et les siens se mirent au travail à Alcira, Jativa, Sagunta, Cordue, Tolède, et Burgos. Soixante-dix communautés juives florissantes de Castille furent froidement anéanties par la suite des opérations de l’archevêque Martinez. Partis de Castille, les antisémites fanatiques se dirigèrent vers Valence, où ils donnèrent l’assaut au quartier juif en hurlant « Bientôt, notre archevêque lui-même, Martinez viendra pour vous convertir tous ». Lorsque les Juifs eurent tué quelques-uns des partisans de Martinez, ceux qui avaient placé les Juifs devant l’alternative du baptême ou de la mort lancèrent le refrain : « les Juifs ont assassiné Dieu » et exterminèrent par la suite toute la communauté juive. Un mois plus tard, ce fut au tour de Barcelone où les Juifs se » laissèrent convertir ou se jetèrent du haut des rochers escarpés. La communauté juive de Lerida, de Gerone et de la capitale de l’île de Palma connurent le même sort. Seul en Aragon, de nombreuses communautés juives furent épargnées parce que le roi fut en mesure d’intervenir en temps utile. Les maisons des catholiques qui donnèrent abri aux Juifs furent également nivelées jusqu’au sol. Quelques dizaines de milliers de Juifs s’étaient laissés convertir à seule fin d’échapper aux poursuites et à la mort mais la plupart d’entre eux continuèrent à pratiquer en secret la foi de leurs ancêtres. Ils croyaient à tort qu’ils seraient alors laissés en paix. Ils ne pouvaient prévoir quel sort serait réservé à leurs descendants.

Conversion par persuasion et par frayeur
Les juifs convertis étaient appelés « conversos » (convertis) ou bien encore « nouveaux catholiques » par opposition aux « vieux catholiques » (catholiques d’origine non-juive). Parce que de nombreux catholiques d’origine juive restaient secrètement juifs, et que les Juifs en étaient tenus pour les principaux responsables, les rois et les « Cortes » (Parlement), édictèrent au cours du XVème siècle, généralement sur le conseil du haut clergé, diverses dispositions législatives qui devaient séparer radicalement les Juifs des catholiques d’origine juive.
On fit valoir à cet égard une longue tradition de canons antijuifs qui avaient été formulés dans le passé par l’Église catholique pour protéger les croyants contre l’influence pernicieuse des Juifs (l’Espagne avait déjà connu pareille tradition dès le VIIème siècle).
Toutes ces dispositions avaient un double but : réduire au minimum le contact entre juifs et catholiques et soumettre les juifs à une lourde pression pour qu’ils se rendent enfin et se convertissent. Des polémistes de premier plan avaient jeté au Xvème siècle les fondements destinés à justifier pareille politique. Celle-ci peut être illustrée à la lueur de 24 articles de « statut antijuif de Dona Catalina » de 1410, qui dégrade les juifs à l’état de caste de citoyens dépourvus de droits.

La conversion des Juifs espagnols reçut en 1413-1414 une coloration papale très particulière. La controverse religieuse de Tortosa était en effet une initiative du contrepape Benoît XIII qui s’activa intensivement pour convertir les juifs à la foi catholique. Cette controverse était entièrement conçue en fonction d’une conversion massive des Juifs espagnols restants. Au cas où cette expérience aurait réussi, ils n’auraient plus formé de menace pour la société catholique et les catholique d’origine juive n’auraient plus été induits erronément à rester juifs.
Le pape se fit assister de deux catholiques éminents d’origine juive, à savoir Paolo de Santa Maria (Salomon ben Levi) et Hieronymus de Santa Fe (Josua de Lorca). La « dispute » se tint en présence de 20 représentants des communautés juives d’Espagne, de soixante –dix cardinaux, de dizaines d’évêque et d’archevêques et encore, entre autres, d’un millier de dignitaires élevés laïcs. La controverse n’ayant donné lieu à aucune conversion massive de juifs, l’expérience du pape dut être considérée comme un échec. Les Juifs qui se convertissent ne le firent guère par conviction religieuse mais afin d’échapper à la persécution. Le baptême devint au cours des premières décennies du XVème siècle pour les Juifs d’Espagne le billet d’entrée dans la société catholique permettant d’y être accueilli en tant que citoyen égal en droits.
Au cours des années 1402-1414, l’Espagne fut le champ d’opérations de Vincent Ferrer, qui fut canonisé dès 1455 par le pape Calixte III. Il travaillait essentiellement avec des catholiques éminents d’origine juive qui étaient fréquemment animés d’une aversion profonde vis-à-vis de tout ce qui était juif. Au lieu d’appliquer la méthode consistant à convertir les Juifs à la religion catholique au moyen d’une persuasion paisible et patiente, il choisit la méthode de la terreur. Comme il voulait convertir les Juifs en masse, il se mit en route avec ses partisans – le crucifix dans la main et le rouleau de la Tora dans l’autre – parcourut la Castille et l’Aragon, se rendant d’une ville à l’autre (Valladolid, Avila, Burgos, Salamandre, Ségovie, Saragos, Tortosa et Tolède), firent irruption dans les synagogues le jour du sabbat et exigeant que les Juifs renoncent à la Tora pour embrasser la croix. Ce moine très pieux donna libre cours à sa fureur lorsqu’il parla des catholiques d’origine juive qui continuaient à pratiquer les rites juifs en secret.
Comme, d’une part, les Juifs ne souhaitaient pas vivre conformément au dit « Statut de Dona Catalina » et craignaient, d’autre part, d’être tués par les partisans de Vincent Ferrer, quelques vingt-mille d’entre eux se laissèrent baptiser en Aragon et en Castille. Lorsque Catalina constata qu’une application stricte de son statut entraînerait des conséquences catastrophiques pour le développement économique du pays, elle regretta de s’être laissée entraîner par le clergé et affaiblit quelques-unes des dispositions de manière à permettre en tout cas aux Juifs de reprendre le commerce.

Pour ou contre les « conversos »
Au cours de la deuxième moitié du XVème siècle, nombreux étaient ceux qui pensaient que la politique de l’Eglise et de l’Etat consistant à réduire au minimum les contacts entre les Juifs et les catholiques d’origine juive, avait échoué. Une scission se fit jour au sein de la population espagnole : pour ou contre les « conversos », pour ou contre les catholiques d’origine juive. Et cette dissension provoqua un conflit ouvert et sanglant. A Séville, elle éclata dans une église et se propagea rapidement à travers l’ensemble de la ville. A Ségovie, une procession fut l’occasion du combat. Pendant qu’ici et là un procès était entamé à charge de ceux qui étaient accusés de meurtres rituels, à Tolède, on découvrit une conspiration ayant pour but d’assassiner tous les « conversos ».
Dans presque chaque ville espagnole, l’une ou l’autre conspiration secrète contre les catholiques d’origine juive fut ourdie. Tandis qu’au cours des années soixante-dix de ce siècle près de la moitié des Juifs espagnols étaient baptisés, la plus grande partie d’entre eux se trouvait beaucoup plus proche du judaïsme qu’on ne le pense habituellement. Ils ployèrent sous la contrainte, demeuraient catholiques en apparence, mais vivaient entre-temps en tant que juifs et conformément aux prescriptions mosaïques.

Quel était l’arrière-plan de cette campagne virulente ? Les « grandes » - Aragonais castillans – qui étaient loin d’être toujours riches, se mêlaient initialement volontiers aux catholiques d’origine juive dont on disait souvent qu’ils estimaient qu’aucun degré de noblesse n’était trop élevé pour être convoité. Au cours de la seconde moitié du XVème siècle, il n’y avait pratiquement pas d’aristocrate espagnol qui ne comptât de membres de sa famille d’origine juive. Lorsque les juifs qui s’étaient baptisés purent jouir de la plénitude des droits civiques, ils ne manquèrent pas de conquérir rapidement – comme on ne se fit pas faute de l’observer souvent – toutes les positions possibles au sein de la société espagnole.
Ils occupaient les sièges de magistrats dans les villes autonomes, entraient en possession de fiefs, conquirent de nombreuses fonctions dans l’armée espagnole, se hissèrent dans l’échelle de la hiérarchie ecclésiastique, trônaient en tant qu’évêques et géraient parfois la fortune des cloîtres et des évêchés les plus prospères. Mais cela n’allait durer que quelques décennies. Rapidement, l’animosité crût contre ces catholiques d’origine juive qui souvent étaient restés fermiers d’impôts et banquiers sous prétexte qu’ils n’étaient que des usuriers, mais lorsque les Juifs eux-mêmes se mirent à appartenir au rang des « grandes » , ils se trouvèrent désormais en droit de répliquer en dégainant leur épée.

Statut de la pureté du sang
L’aversion envers les conversos se traduisit par une politique nouvelle. Lorsqu’en 1449 à Tolède des échauffourées éclatèrent contre les catholiques d’origine juive, un certain Pedro Sarmiento, dirigeant des catholiques d’origine non-juive, introduisit auprès du Conseil communal la proposition qu’aucun catholique d’origine juive ne pût accéder à une fonction publique dans la ville de Tolède. Il justifia sa proposition en y joignant une liste de tous les crimes et hérésies possibles dont les catholiques d’origine juive se seraient rendus coupables.
Le 5 juin 1449, cette proposition – qui reçut le nom de « Sentencia-Estatuto » - fut adoptée par l’administration communale en dépit de l’opposition de l’évêque de Cuenca. Telle fut l’origine du premier des nombreux statuts espagnols relatifs à la « limpienza de sangre » ( pureté du sang). La décision prise par le conseil communal de Tolède suscita immédiatement des répercussions dans le pays tout entier et partisans et opposants du statut de la « limpienza de sangre » entamèrent le débat théologique au plus haut niveau. Pendant près de quatre siècles, l’église espagnole fut hypnotisée et obsédée par l’enseignement raciste et la pratique de la « limpienza de sangre ».
Au cours de la seconde moitié du 15ème et la première moitié du 16ème siècle, de nombreux ordres religieux, chapitres épiscopaux et universités d’Espagne – avec ou sans l’approbation du Pape de Rome – adoptèrent le statut de la « limpienza de sangre ». Les inquisiteurs se mirent à vérifier la pureté du sang et toutes traces d’adjonctions juive à propos de tous ceux qui revêtaient une fonction dans l’église ou l’Etat, non pas dans l’optique de tracasseries bureaucratiques , mais comme une affaire relevant de la politique de l’Eglise et de l’Etat. L’absence de sang pur découlait à suffisance du fait que quelqu’un avait une mère juive ou du sang juif ne serais-ce que dans la proportion de ¼ ou même pour 1/8. On remit des certificats sur lesquels on confirma officiellement qu’un catholique n’était pas entaché de sang juif. Afin d’établir par le biais de faux témoignages émanant de spécialistes de généalogie que les antécédents d’une personne donnée n’étaient absolument pas contaminés de sang juif, on ne craignait pas d’avoir recours à la corruption et au parjure.
Mais heureusement le statut de la « limpienza de sangre » donna également lieu à de nombreuses protestations. Ainsi le pape Nicolas V rejeta le 24 septembre 1449 par sa bulle « humani generis inimicus » la prise de position du Conseil communal de Tolède selon laquelle les catholiques devaient être exclus des fonctions publiques sur la base de leurs origines juives : « Nous déclarons que tous les catholiques, selon l’enseignement de la foi catholique, forment ensemble le corps unique du Christ ! » Dans une seconde bulle, qui fut édictée le même jour, Pedro Sarmiento, et ses partisans à Tolède furent excommuniés. L’année suivante, cette excommunication fut levée à la requête du roi Juan II. Des dirigeants de l’église et d’autres suivirent au Xvème et XVIème siècle Nicolas V dans sa vive condamnation de la législation raciste de Tolède.

L’inquisition spéciale
Cette contestation eut pour effet que de nombreux chapitres épiscopaux, universités, ordres religieux et autres institutions et organes n’ont pas adopté ce statut raciste au Xvème siècle. Du reste, son efficacité fut loin d’être certaine. Tout d’abord, l’on ne parvint pas à empêcher que des catholiques d’origine juive n’entrent au couvent comme auparavant, s’engagen,t à l’armée, deviennent prêtres ou même évêques. En deuxième lieu, la plupart des catholiques d’origine juive n’occupaient pas de postes ou de fonctions publiques, en telle sorte que pour nombre d’entre eux – et l’on ne se privait pas de le faire remarquer – rien ne faisait obstacle à ce qu’ils continuent à entretenir des contacts indésirables avec des Juifs et vivre en juif. En troisième lieu, on prétendait que bien des « conversos » dans de nombreuses villes de Castille ou d’Aragon, notamment par suite de l’opposition croissante à leur mode de vie juif, en étaient parvenus à la conviction qu’en tant que disciples de Jésus de Nazareth, ils devaient eux-mêmes rester Juifs.
N’était-il pas vrai, comme le disaient certains d’entre eux, qu’au cours des premiers siècles de la chrétienté, dans les pays aux alentours de la mer Méditerranée, vivaient partout de petits groupes de catholiques qui, dans la tradition de Jésus et de ses apôtres, restaient fidèles à la tradition juive ? Des religieux découvrirent à leur grande frayeur qu’ils risquaient d’aboutir au résultat inverse de ce qu’ils souhaitaient : c’est-à-dire de purger radicalement l’Eglise et la Couronne de toute influence juive. Il y eut des religieux pour croire à priori que tout catholique d’origine juive portait en soi le judaïsme tout entier.
Combien de « conversos » n’y avait-il pas qui fêtaient sans encombre le sabbat dans leur maison, mangeaient du pain azyme et circoncisaient leurs fils ? Peut-être s’agissait-il d’un dixième d’entre eux, peut-être d’un quart, peut-être d’un tiers, de la moitié ou peut-être même le faisaient-ils tous ! Il fallait donc forger d’autres plans pour contrer le danger menaçant. Un peuple de parias, que l’église avait voulu délivrer de la malédiction, était apparemment prêt à rester fidèle à la flétrissure héréditaire en toutes circonstances et en dépit de tous les dangers.
Des dirigeants religieux étaient profondément convaincus que l’Eglise ne pouvait tolérer en aucune façon que des milliers d’ennemis jurés agissent à présent en son sein même. C’est pourquoi l’Eglise s’efforça de détruire ces catholiques d’origine juive. Et, précisément, la fondation de l’Inquisition spéciale en 1478, servit d’instrument à l’Eglise espagnole pour s’épurer de tous ceux qui judaïsaient en secret. Dirigeants spirituels et profanes tombèrent victimes de leurs propres angoisses intérieures. Ils se condamnaient eux-mêmes à maudire tous les catholiques d’origine juive.

Thomas de Torquemada, prieur du cloître des dominicains à Segovie, était le principal conseiller du roi Ferdinand et le confesseur de la reine Isabelle. Ce moine pieux souffrait d’une tentation séculaire : tout au long de sa vie, il fut en proie à une crainte hystérique des catholiques d’origine juive. Il ressentait la présence de la vermine juive au cœur de l’Eglise comme une gale démangeant son propre corps. Il n’y eut pas de chaire où il ne montât pour expliquer à tous les fidèles la nécessité d’une Inquisition spéciale. D’un côté, il admonestait les « conversos » de faire retour à l’Eglise mais, d’autre part, il décrivait avec un luxe exubérant de détails , les menées hideuses des juifs grimaçant à l’abri de leur masque catholique .
L’éminent moine sexagénaire tenta d’inoculer ses sentiments à la reine Isabelle qu’il confessait. Il lui décrivit comment des catholiques d’origine juive circoncisaient leurs fils, célébraient le sabbat, ridiculisaient la foi catholique, se mariaient conformément aux rites juifs et envoyaient leurs enfants à la synagogue pour y être instruits dans la foi de leurs pères. Au cours de longues heures, il expliqua à la Reine à quel point la survie de l’Eglise en Espagne dépendait de son assentiment au projet de laisser instituer par le Pape une Inquisition spéciale. Selon Torquemada, ce qui se trouvait en jeu était non seulement la survie de l’Eglise en Espagne mais dans toute l’Europe car les catholiques espagnols d’origine juive qui avaient réussi à s’accaparer des fonctions éminentes à la Cour du pape à Rome, auraient déjà ourdi un complot avec leurs coreligionnaires d’origine juive en Espagne pour transformer l’Eglise catholique romaine en synagogues de Satan.
Pour justifier la création de l’Inquisition, il fit valoir auprès de la Reine que Jésus lui-même avait déclaré « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment et il sèche ; et on les amasse, et on les met au feu, et ils brûlent ». (Evangile de Saint Jean, 15 :6). Sa démonstration dévote s’incrusta dans l’âme de la reine pieuse comme les serres d’un aigle et sa pensée en fut profondément troublée. Lorsqu’elle en parlait avec son époux, le roi Ferdinand, il lui dit que ceux qui étaient le plus strict en matière religieuse étaient avides de biens étrangers mais finalement elle parvint à le convaincre que ce Torquemada n’exigeait réellement rien pour lui-même. Si l’on ne pouvait accorder foi à un moine en proie à de tels tourments intérieurs et faisant preuve d’un esprit de pénitence aussi évident, qui mériterait encore qu’on le crut ?
A la requête du Roi Ferdinand d’Aragon et de la Reine Isabelle de Castille , le pape Sixte IV rédigea en 1478 une bulle par laquelle fut crée l’Inquisition spéciale espagnole dont Torquemada allait devenir quelques jours plus tard le Grand Inquisiteur. Entre 1485 et 1500, plus de 90% des personnes inculpées par l’Inquisition de Tolède étaient catholiques (d’origine juive). Entre 1484 et 1530, 91% des personnes poursuivies par l’Inquisition de Valence étaient catholiques (d’origine juive) et entre 1488 et 1505, 1191 des 1999 personnes poursuivies par l’Inquisition de Barcelone étaient des catholiques d’origine juive. Au cours de cette période de l’Inquisition espagnole, de nombreuses personnes furent condamnées à mort et ensuite brûlées vives. A Valence, au cours de la période indiquée, 909 inculpés furent condamnés à mort, dont 155 bénéficièrent de la grâce royale, mais 754 autres furent brûlés. Ils furent brûlés parce que l’Eglise – comme on le disait fréquemment au Moyen-Age – abhorrait le sang versé ! Les Inquisiteurs d’Avila et de Guadeloupe condamnèrent à mort respectivement 58,1% et 82,2% des prévenus.

L’autodafé (acte de foi) organisé par les Inquisiteurs était un événement d’importance : au cours d’une procession solennelle, les inquisiteurs, les évêques, les abbés, d’autres prélats et les autorités civiles défilaient avec les accusés sur la place publique. Les condamnés étaient revêtus de l’habit de la honte (sanbenito). La symbolique des couleurs et des dessins qui ornaient ces vêtements de pénitence permettaient aux condamnés d’en déduire une indication relative au sort qui les attendaient.
Semblables autodafés attiraient un public nombreux. Avant que les condamnations ne fussent prononcées (pénitence, peine d’emprisonnement, confiscation de biens, bannissement ou bûcher) on prononçait un sermon et on célébrait la Sainte Messe. Pareils sermons jouissaient d’une grande estime et étaient souvent publiés pour l’édification des croyants. Les catholiques d’origine juive condamnés au bûcher avaient le choix, avant leur exécution, entre le repentir et la persévérance. S’ils manifestaient des regrets pour leur mode de vie juif, par mesure de grâce, on les exécutait par le supplice du garrot avant qu’ils ne fussent brûlés (après qu’ils eussent manifesté leur désir de faire pénitence, la famille et les amis les embrassaient car il était désormais certain que leur âme ne se perdrait pas à jamais). Ceux qui ne manifestaient aucun regret pour le fait qu’ils avaient vécu en juifs étaient livrés par les autorités profanes – l’Eglise s’en remettait pour la mise à mort au bras séculier – aux flammes du bûcher. Les cendres des condamnés étaient dispersées au vent.
L’Inquisition ne frappait pas simplement l’inculpé et les catholiques d’origine juive condamnés, mais également toute sa famille et même sa descendance. Car non seulement les enfants des condamnés étaient exclus des fonctions publiques, mais également leurs petits-enfants et parfois même leurs arrières-petits-enfants. En outre, la flétrissure poursuivait leur descendance car, après leur mort, les « sanbenitos » des condamnés à mort restaient exposés dans les églises avec indication de leur nom. Comme les inquisiteurs souhaitaient limiter autant que possible le nombre des condamnés, ils exigeaient des membres des « cortes » qu’ils prennent des mesures pour séparer radicalement des catholiques d’origine juive des juifs.
Ils reprochaient aux représentants de l’Eglise et de la Couronne de n’avoir pas appliqué de façon draconienne au courant du siècle écoulé la politique relative aux juifs – déjà clairement formulée lors du quatrième concile de Latran en 1215 par le pape et les évêques – dans tous les royaumes d’Espagne : les rapports entre juifs et catholiques devaient être réduits au minimum par l’introduction de ghettos et la prise de mesures correspondantes. Selon les inquisiteurs, il s’était même trouvé des Rois (Charles III de Navarre et Alphonse V d’Aragon) pour tout mettre en œuvre afin de favoriser plutôt que de combattre le commerce quotidien, voire même intime, entre juifs et catholiques, et ce en violation flagrante des dispositions du concile précité du XIIème siècle.
En outre, les inquisiteurs parvinrent à faire en sorte que les juifs fussent bannis de certains secteurs de manière à rendre tout à fait impossibles les contacts avec les catholiques. Vers la fin de l’année 1482, les souverains Ferdinand et Isabelle donnèrent l’ordre que la majorité des juifs fussent bannis d’Andalousie ; en janvier 1483, ils ordonnèrent ensuite que les juifs des évêchés de Séville de Cordoue et de Cadix fussent chassés. Enfin, en 1486, ils décrétèrent que les évêchés de Saragosse, d’Albarracin, de Terruel et d’Aragon fussent purgés des juifs. Il y avait également des villes où les juifs étaient bannis définitivement sauf autorisation royale.

Motivation de l’expulsion
Il est regrettable que dans de nombreuses publications relatives à l’Inquisition espagnole, l’on n’ait guère accordé d’attention – sinon aucune attention du tout – à l’opposition formidable que l’expulsion suscita d’emblée, surtout à Séville, à Tolède, à Saragosse, à Terruel et en Aragon.
L’archevêque de Cologne, Alonso Carillo, se fit le porte-parole d’une opposition nombreuse lorsqu’il écrivit en 1481 : « La division que l’Inquisition entraîne dans l’Eglise espagnole déchire le vêtement du Christ, tissu sans coutures, alors qu’il nous avait donné mission de nous aimer les uns les autres. En vertu du sacrement du baptême, juifs, grecs et païens renaissent en tant qu’hommes nouveaux et forment conjointement le corps du Christ. C’est pourquoi ceux qui opèrent une distinction entre catholiques d’origine juive et ceux qui ne sont pas d’origine juive, sont coupables ».
Entre 1480 et 1490, l’Inquisition spéciale ne trouva guère d’appuis auprès de la population. Les critiques concernaient surtout les deux axiomes des inquisiteurs, à savoir que les catholiques d’origine juive qui continuaient à vivre en juifs devaient être punis de la peine capitale et que même la descendance des condamnés participerait à leur culpabilité. La persécution des conversos prit rapidement une teinte purement raciste.
Au départ, Thomas de Torquemada avait décidé que seuls les catholiques d’origine juive qui continuaient à vivre en juifs devaient être exclus de toutes les fonctions publiques et condamnés à mort, conformément à l’enseignement et la pratique de la « limpienza de sangre ». Mais par la suite, tous les catholiques d’origine juive, de même que leurs enfants et petits-enfants furent frappés de l’interdiction d’accéder aux emplois publics. En raison, notamment, de la critique vigoureuse de l’Inquisition, tant les représentants de l’Eglise que ceux de la Couronne en vinrent à s’interroger au sujet de la solution à apporter au problème des « conversos ».
La Couronne commença à se préoccuper sérieusement au sujet du nombre croissant de catholiques d’origine juive poursuivis par l’inquisition parce qu’elle ne pouvait se passer de leur contribution annuelle au fisc. Mais comme l’importance des juifs n’était plus aussi grande du point de vue du produit de l’impôt, la Couronne en vint à envisager de plus en plus volontiers la solution du problème des « conversos » par le biais de l’expulsion de tous les juifs hors d’Espagne ; Des représentants de l’Eglise s’interrogeaient toujours davantage, notamment à la suite d’un procès spectaculaire contre deux catholiques d’origine juive accusés de crime rituel, si l’Inquisition serait en mesure de donner un coup d’arrêt définitif à ce qui paraissait à leurs yeux une judaïsation de plus en plus accentuée de la société espagnole.
Même si l’inquisition s’avérait être en mesure de juger tous les catholiques d’origine juive qui vivaient selon le mode judaïque, on verrait apparaître par suite des activités missionnaires de l’Eglise parmi le résidu du judaïsme espagnol – mission à laquelle l’église ne pourrait renoncer – de nouveaux groupes de catholiques d’origine juive qui, à l’instigation de leurs anciens coreligionnaires, ne voudrait abandonner à aucun prix leur mode de vie juif ! Le bien-fondé de ce pronostic avait été démontré entre-temps de manière dramatique par l’histoire de la mission de l’église parmi les juifs d’Espagne ! Seule l’expulsion définitive des juifs hors d’Espagne permettrait de briser ce cercle vicieux. Il n’est dès lors pas étonnant qu’en 1492 des représentants de l’église et de la Couronne se joignirent pour épurer définitivement l’Espagne de ses juifs.

Hans Jansen

(sefarad.org) °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

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