LES COSAQUES (2)
Cosaques : L'origine des "guerriers libres" (partie 2/2)
La Moscovie allait acquérir le monopole virtuel des services mercenaires des communautés cosaques de l'Est, mais les Cosaques des établissements occidentaux furent employés par divers États en conflit. Ils se qualifiaient eux-mêmes de « hardis compagnons », de « chevaliers », d' « aigles », et leur réputation de guerriers se répandit vite au-delà des frontières de la Pologne, de la Moscovie et de la Turquie.
En 1594, le Vatican avait entendu dire que les Cosaques « se déplaçaient comme des aigles, en volant d'abord dans un sens, puis dans l'autre », et le pape Clément comme l'empereur Rodolphe II, très inquiets des ambitions turques, envoyèrent des ambassadeurs auprès des Zaporogues pour les persuader d'envahir la Moldavie et de se joindre à la Transylvanie, la Valachie, la Pologne et la Moscovie pour former une alliance chrétienne contre les Turcs (40). Les Zaporogues déclinèrent cette invitation en prétextant que les raids des armées tatares ne leur avaient laissé que 400 chevaux pour 3.000 hommes, et ils ajoutèrent qu'en tout état de cause ils en faisaient déjà assez contre les Turcs. Peut-être les primes offertes n'étaient-elles pas suffisamment élevées; nous n'en savons rien ; mais ce dont nous sommes sûrs, c'est qu'ils continuèrent leurs expéditions profitables contre la Crimée et les possessions turques sur la mer Noire, et qu'en 1621 les succès polonais dans la campagne de Khotine furent dus pour une bonne part aux Cosaques ; ce fait fut bien apprécié par l'ennemi, à défaut de leurs employeurs, puisque les Turcs cette année-là mirent à prix leurs têtes à raison de 50 ducats l'une. Leur réputation gagna la Suède où le roi Gustave-Adolphe les appela un jour « nobles chevaliers et guerriers, maîtres du Dniepr et de la mer Noire » ; avant 1625, ils étaient connus en Angleterre comme des « hommes qui participent aux guerres étrangères et font leur proie de tout » (41).
Il leur arrivait d'aller se battre au loin. 2.000 Cosaques ukrainiens envoyés par le roi Ladislas servirent sous les ordres du Grand Condé contre les Espagnols à Dunkerque et, en 1683, le nonce du pape à Cracovie relata l'arrivée de nombreux Cosaques au service de la Pologne, qui se rendaient à Vienne afin d'obliger les Turcs à lever le siège de cette ville ; il ajouta qu'ils passaient « pour la meilleure infanterie que l'on pouvait opposer aux Turcs » (42).
La guerre presque ininterrompue entre les Cosaques d'une part, les musulmans turcs et tatars d'autre part, fit qu'on les compara parfois aux ordres religieux idéalisés de chevalerie de l'Occident médiéval. La société sans femmes de la Sitch fut décrite comme une communauté de moines-soldats (43), les Cosaques ressemblant à des chevaliers de Malte, puisque « leur devoir principal consistait à mener une guerre continue contre les Infidèles » (44). Mais les analogies, ici, ne conviennent guère. Les Cosaques se seraient battus contre n'importe qui. Le profit passait avant tout. S'ils guerroyaient surtout contre les musulmans, c'était parce que les Tatars constituaient la plus grande menace envers leur sécurité et parce que les villes et la flotte turques offraient la perspective d'un butin à portée de la main. Leur loyauté n'avait rien d'exclusif. Ils pouvaient s'allier avec les Infidèles contre les Polonais et se joindre aux Polonais catholiques contre les Russes orthodoxes — leurs coreligionnaires cependant — chaque fois qu'ils y avaient intérêt. En tant que Slaves, ils se sentaient évidemment plus proches de leurs voisins du nord que du sud où l'on ne parlait pas la même langue et où les coutumes étaient étrangères, mais l'enthousiasme religieux ne semble pas avoir joué un grand rôle dans l'existence des premiers Cosaques. Pendant longtemps il n'y eut pas de prêtres à la Sitch, et des contemporains font état de leur mépris pour le clergé, précisant que les Cosaques vivaient « dans le péché sans se marier » (45). Le principal établissement des Cosaques du Don à Tcherkassk n'eut pas d'église avant 1660, et même ensuite les cérémonies nuptiales se caractérisèrent plus par des coutumes païennes que par des rites religieux. Les Cosaques en général et les Zaporogues en particulier ne se montraient sobres que lorsqu'ils ne pouvaient faire autrement ; ils s'enivraient chaque fois qu'ils avaient de l'argent ou qu'ils en trouvaient l'occasion, et ils étaient alors très turbulents.
C'est sur un point seulement que se justifie la comparaison entre les Cosaques et la description idéalisée des ordres religieux des Croisades. Leurs communautés étaient essentiellement des communautés militaires. On finit par les appeler des « armées » ou des « camps » (voiska). Même dans ce cas, les formes politiques particulières qui distinguaient les associations de Cosaques s'inspiraient aussi bien des moyens par lesquels un petit groupe dirige normalement ses propres affaires que du besoin primordial d'une organisation spécifiquement militaire. Les méthodes qu'employaient les Cosaques pour réglementer leur vie communautaire se développèrent à partir de l'assemblée démocratique primitive des anciennes bandes de Cosaques saisonniers. Lorsque des Cosaques regagnaient les villes frontalières après avoir passé une saison en pays sauvage, ils « campaient ensemble, et variaient la monotonie en tenant des assemblées dont les débats s'achevaient fréquemment par des rixes sanglantes » (46). C'était de la démocratie en action, et la démocratie comme l'action tapageuse devinrent un trait caractéristique des assemblées des communautés permanentes de Cosaques.
Sur le Don, le Yaïk et le Terek, l'assemblée s'appelait le « cercle » (kroug) ; chez les Zaporogues, elle reçut le nom de rada. Tous les Cosaques du sexe masculin avaient le droit d'y assister, de participer à ses débats et à l'élection annuelle de leurs chefs. En outre, de grandes réunions avaient lieu pour régler les affaires des petites unités sociales — le village (stanitsa) ou, à la Sitch, le cantonnement (kouren).
L'assemblée était l'autorité suprême. Elle décidait de la répartition des revenus de la communauté, du butin provenant des pillages, de la solde des mercenaires, des droits de chasse, de pêche et de pâturage, un peu comme la petite coopérative (artel) des Cosaques distribuait la prise collective entre ses membres à la fin de la saison. Elle traitait avec les ambassadeurs, déléguait ses propres ambassades et réglait les problèmes relatifs à la paix et à la guerre. Les conclusions n'étaient pas formulées dans un vote au sens strict du terme mais, comme dans les conseils de villages pendant l'époque prérévolutionnaire, le sens de la réunion se traduisait par un tumulte général au sein duquel dominaient les cris d'approbation ou les huées. En somme, il s'agissait d'exprimer la volonté générale, ou la loi de celui qui criait le plus fort. C'était un moyen assez efficace à sa manière, mais l'assemblée ne se réunissait qu'au début de l'année ou, pour une session extraordinaire, chaque fois qu'une urgence imposait sa convocation. Autrement, l'ataman qui détenait le pouvoir exécutif dirigeait la marche des affaires ; il devait cependant rendre compte de ses actes en période électorale.
Alors il se tenait tête nue sous l'étendard à queue de cheval qui servait d'emblème à l'autorité de l'ataman, en plein centre de l'assemblée. S'il ne remportait pas la majorité des suffrages, il se recoiffait et rentrait dans le rang. Un nouvel ataman élu — comme César — devait avoir le bon goût de refuser sa désignation au moins deux fois avant d'être traîné, en se débattant, vers le centre de l'assemblée par des anciens qui le barbouillaient de boue afin de lui enseigner l'humilité.
Cette manifestation de réserve de la part d'un chef cosaque nouvellement élu ne manque pas de parallèles dans d'autres sociétés. Le speaker de la Chambre des communes doit en principe témoigner d'une aversion analogue envers un poste représentatif, mais, tandis que dans l'Angleterre médiévale Mr Speaker avait très peur de ce que le Roi pourrait lui faire, l'ataman avait d'excellentes raisons pour redouter son propre électorat. Non seulement il pouvait être déposé s'il déplaisait à ses électeurs, mais il risquait d'être battu à mort, comme ce fut le cas pour Ivan Belooussov, ataman du Yaïk, vers la fin du XVIIe siècle, lorsqu'il eut achevé avec Moscou des négociations au cours desquelles il accepta des ordres qui déplurent aux Cosaques.
L'ataman avait la responsabilité de l'ordre et de la justice mais les lois des communautés cosaques ne furent jamais codifiées ni même rédigées. Les règles étaient aussi vagues et traditionnelles que les châtiments étaient rudes et primitifs. Un Zaporogue voleur qui n'avait rien restitué avant trois jours pouvait fort bien être simplement battu à coups de baguettes de joncs par l'homme auquel il avait fait du tort, mais ailleurs un chapardeur pouvait se faire couper le nez ou l'oreille ou même être condamné à mort par pendaison. Un mode d'exécution en vogue et souvent réservé aux traîtres consistait à enfermer le condamné dans un sac lesté de pierres ou de sable et à le jeter dans le fleuve. A la Sitch, un meurtrier était attaché au cadavre de sa victime et enterré vivant avec lui. L'autorité de l'ataman dans les affaires criminelles et leur répression, comme en toutes autres affaires, dépendait surtout de sa popularité et, assez souvent, de sa force physique. La « loi » était fréquemment appliquée par une populace avide de lynchage. C'était seulement pendant les guerres que les Cosaques se montraient un peu plus disciplinés et obéissants; dans ces périodes-là, l'autorité de l'ataman était absolue et il pouvait décréter à discrétion les châtiments les plus sévères, y compris la peine de mort. « Nous tournons la tête, disaient les Cosaques du Don, pour ne pas voir la direction que suivent les yeux de l'ataman » (47).
Lorsque les communautés grossirent et que leurs affaires devinrent plus complexes, d'autres organes exécutifs virent le jour. La société primitive, instable, avec un seul chef ayant droit de regard sur tout, se transforma peu à peu en une structure plus compliquée dont les affaires étaient du ressort de plusieurs notables. L'ataman de camp se fit assister d'un lieutenant (essaoul) qui le secondait pour l'administration militaire et avait la responsabilité du maintien de l'ordre, et d'un secrétaire (pisar ou dyak) qui s'occupait de la correspondance, des dossiers et des relations ordinaires avec le monde extérieur. Il y eut aussi des anciens ou juges qui composèrent le conseil intérieur de l'ataman, et des fonctionnaires de moindre envergure comme le centurion (sotnik) qui commandait cent soldats en temps de guerre et l'interprète (tolmatch). Plus influencés par l'organisation militaire polonaise qui faisait sentir son poids sur les Cosaques immatriculés de l'Ukraine voisine, les Zaporogues nommèrent aussi des chefs pour l'artillerie et le matériel (pouchkar et obozny), ainsi que des fonctionnaires chargés des franchissements de rivières, des impôts, du commerce, des poids et mesures. Des Cosaques étaient aussi désignés de temps à autre comme amiraux de la flotte ou, au niveau du village ou de la communauté, comme atamans spécialement chargés de la fenaison collective d'automne ou de la récolte du sel et des expéditions de pêche.
A mesure que se développait le gouvernement de chaque communauté, les institutions cosaques eurent tendance à s'ordonner et à s'entourer d'un formalisme accru. Les atamans obtenaient souvent des insignes tels que masses et sceaux, en sus de l'étendard traditionnel à queue de cheval, et les assemblées générales se tinrent dans une certaine pompe. On battait les timbales, on tirait le canon, on pavoisait avec des bannières et des étendards à queue de cheval. Chez les Cosaques du Yaik au XVIIIe siècle, deux essaouls montés sur des chevaux richement caparaçonnés et précédés de tambours annonçaient la convocation d'une assemblée en faisant le tour des habitations des Cosaques et en avertissant tout le monde d'avoir à se dessoûler pour l'occasion. Le lendemain matin, les cloches sonnaient pour une ultime convocation et, à l'heure prévue, l'ataman sortait de son bureau pour se rendre sur la place où se tenait l'assemblée, escorté par les fonctionnaires et les anciens. Les deux essaouls s'avançaient alors à pied, posaient à terre leurs bonnets et leurs bâtons en signe de soumission, puis retraversaient la place et invitaient la foule au silence. L'ataman proposait ses suggestions politiques aux Cosaques et il leur demandait de les approuver. Tels des scrutateurs, les essaouls se déplaçaient pour procéder à une estimation des réactions populaires en la calculant moins par un « vote » que d'après le volume des applaudissements ou des grondements de réprobation ; puis ils allaient trouver l'ataman pour annoncer simplement : « accepté » ou « refusé ».
Peu à peu, les atamans changèrent de méthodes : au lieu d'exposer les problèmes à l'assemblée, de recommander des solutions et, cela fait, de lui laisser trancher le débat, ils finirent par organiser ce que l'on appellerait aujourd'hui le travail parlementaire. En somme, l'ataman prenait ses décisions après avoir consulté un cabinet intérieur d'anciens, et il ne consultait la foule qu'ensuite (48), dans des conditions qui permettaient au peuple de répondre simplement par oui et par non à des questions posées de telle manière qu'elles entraînaient immanquablement les réponses souhaitées par l'ataman. D'autre part, il convoquait moins souvent les assemblées, et les distances interdisaient à tous les Cosaques d'y assister lorsqu'elles se réunissaient; mais même ainsi, la foule était trop nombreuse pour que toutes les opinions fussent entendues. L'arrêt des décisions se trouva dès lors confié, par la force des choses, à une minorité réduite plutôt qu'à la grande majorité; une sorte d'oligarchie remplaça la démocratie initiale de la Cosaquerie.
C'était une conséquence inévitable du développement des communautés à la fois en surface et en population. Ce fut aussi le résultat de la complexité croissante des affaires, lorsque apparurent des problèmes qui réclamaient des solutions subtiles que l'enthousiasme général d'une assemblée était incapable de fournir et qui imposèrent la nécessité de communications écrites, se situant au-dessus des moyens des masses cosaques analphabètes. Le Cosaque qui savait lire et écrire — et qui appartenait souvent à la section la plus prospère de la communauté — en vint à jouer un rôle de plus en plus important, et les détenteurs de charges échappèrent ainsi au contrôle de l'ensemble de la communauté.
A la fin du XVIIe siècle, Ivan Kouklya, ataman de la petite communauté du Terek, remarqua que les anciens de la communauté du Don (beaucoup plus nombreuse) étaient devenus « seigneurs et gouverneurs ». Ce qui ne les empêchait pas de se heurter parfois à une violente opposition de la part des Cosaques ordinaires. Un ataman de village écœuré par les chefs du Don s'enfuit au Terek en menaçant de revenir sur le Don et de « trancher la tête aux anciens de l'armée, de les attacher par leur barbe et de les pendre en travers des ancres » (49) pour avoir abusé de leurs privilèges ; il arriva que ce genre de promesses fut tenu. Jusqu'au 'axe siècle, l'ataman et les membres de l'élite pouvaient périr de mort violente s'ils mécontentaient la foule, et l'assemblée pouvait toujours exercer son droit de veto.
Si, politiquement, les premiers Cosaques furent des démocrates, économiquement et socialement ils étaient des communistes. Ils se divisaient en toute égalité les produits des pillages et le butin des combats ; les prairies et les forêts, les droits de chasse et de pêche étaient détenus en commun ou répartis selon les besoins (50). Le sentiment de fraternité dominait tous les autres. L'économie primitive des Cosaques et l'absence d'importantes différenciations dans la propriété excluaient toute idée de différences de classe. Lorsqu'un ambassadeur moscovite visita le Don en 1592, il apporta des cadeaux de tissus aux Cosaques, et il demanda qu'ils fussent distribués selon la classe ou l'ancienneté, « en remettant les belles étoffes aux meilleurs » et les plus grossières aux inférieurs ; il s'entendit répondre par les Cosaques qu'il n'y « avait pas d'hommes supérieurs parmi eux, que tous étaient égaux », et ils voulurent absolument se répartir les cadeaux dans une stricte égalité (51). En 1638 encore, lorsqu'ils furent invités à déléguer à Moscou une ambassade de leurs « meilleurs » représentants, ils répliquèrent qu'ils « n'avaient pas chez eux de gens supérieurs », qu'ils étaient « tous égaux entre eux », et que les ambassadeurs devaient être élus par le camp (52). Mais l'égalité économique de la Cosaquerie, comme son égalité politique, s'effrita dès que le nombre des Cosaques augmenta et que se développa leur économie ; lorsque quelques Cosaques devinrent plus riches que les autres, des distinctions sociales se firent jour.
Les différences raciales et ethniques comptaient beaucoup moins. Jusqu'au XVIIIe siècle, l'extension des communautés dépendit davantage de l'immigration que d'un accroissement naturel, et les Cosaques avaient tendance à accueillir n'importe quels étrangers sympathiques et valides de façon à maintenir leurs effectifs. Une fois que fut absorbé l'élément initial tatar, l'élément russe prédomina, mais des Polonais, des Valaellierts, des Allemands et des Espagnols arrivèrent à la Sitch, et les Zaporogues acceptèrent même un Juif baptisé et firent grand cas de ses qualités militaires en dépit de leur antisémitisme virulent. Les Cosaques du Yaïk ne s'opposèrent Pas à l'entrée de prisonniers kalmouks dans leurs rangs à condition qu'ils se fissent baptiser afin de prouver leur nouveau loyalisme ; en 1725, la communauté du Yaïk comprenait des hommes d'origines polonaise, bachkirienne, tatare, kalmouk, suédoise, allemande, mordve et turque, ainsi que des fugitifs ukrainiens ou russes et que des Cosaques originaires du Don. On vit apparaître ailleurs des Géorgiens et des Grecs, des Finlandais et des Français. Les contacts que maintenaient les Cosaques du Don avec les Turcs, les Kalmouks, les Tatars de Crimée et du Nogaï donnèrent lieu à de fréquentes allusions, aux XVIe et XVIIe siècles, à des Cosaques non slaves « nouveaux baptisés » dans leurs rangs.
Les candidats devaient être robustes. Il n'y avait pas place, chez les Cosaques, pour les êtres débiles, et souvent un nouvel arrivant était invité à montrer de quel bois il était fait avant d'être accepté. Un voyageur du XVIIe siècle rapporta qu'un « vrai Cosaque zaporogue » devait d'abord franchir le périlleux passage des cataractes du Dnieper et « avoir participé à une expédition estivale contre les Turcs » (53). Mais personne n'interrogeait un candidat sur sa carrière antérieure : s'il était apte et nominalement chrétien, la Sitch ou la stanitsa était son sanctuaire, et le nouveau venu pouvait oublier son passé.
Mais au XVIIIe siècle, lorsque les recrues furent moins nécessaires, l'intégration devint plus difficile même pour des Slaves. Les terres commençaient à être bien peuplées, et les Cosaques songeaient davantage à se remplir les poches. Un fugitif pouvait travailler jusqu'à 7 ans chez les Cosaques du Don avant d'être admis comme l'un des leurs. Ils ne tenaient pas à diviser sur une base trop large leurs ressources et, en particulier, les subsides qu'ils recevaient de l'État.
Vers le milieu du XVIIe siècle, des distinctions s'étaient opérées entre les Cosaques ; il y avait les Cosaques de longue date, qui possédaient des maisons et des fermes (domovytyye ou dyoujiye kazaki) — les « hommes estimables » qui constituaient une élite privilégiée au sein de laquelle étaient le plus souvent choisis les atamans et les anciens — et il y avait aussi les Cosaques pauvres, généralement les derniers arrivés — les célibataires sans ressources, le prolétariat brut, le peuple ordinaire (seroma, golytba, tchern). Dans le Don, les riches Cosaques qui possédaient une maison se concentraient surtout le long du cours inférieur du fleuve, alors que la masse des pauvres se rassemblait auprès du cours moyen. Les distinctions consignées dans les archives entre Cosaques du Don « inférieur » et « supérieur » n'indiquaient pas seulement la partie du territoire sur laquelle ils vivaient, mais sous-entendaient une différence dans le statut social et économique.
La texture de la société égalitaire commença à se déchirer aussi dans d'autres communautés, et même le héros de Gogol, Tarass Boulba, bien qu'il éprouvât à ses heures un certain mépris pour sa fortune, était incontestablement un Cosaque riche qui jouissait d'une influence disproportionnée dans le groupe.
Il était encore possible à un réfugié récent de devenir un Cosaque, et à un pauvre Cosaque (pourvu qu'il eût le zèle, la clairvoyance et la chance nécessaires) de se hisser au rang de ses compagnons plus riches et « estimables », voire d'être élu à une charge; mais cette perspective se fit de plus en plus lointaine. Dans les sociétés cosaques, on notait à présent des voies d'existence divergentes selon les classes.
Il convient de dire néanmoins que les inégalités entre riches et pauvres, entre puissants et faibles, n'atteignirent jamais les proportions qu'elles prirent dans la Russie des Tsars ; la vie sur la frontière empêchait l'introduction des coutumes sociales moscovites plus rigoureuses. Les femmes cosaques, par exemple, bénéficiaient d'une liberté beaucoup plus grande qu'en Russie où un observateur anglais du XVIIe siècle remarqua que « les femmes témoignaient d'un profond respect pour leurs maris, ce qui expliquait pourquoi elles menaient une existence extrêmement retirée et ne paraissaient que fort rarement en public » (54). Une femme cosaque devait partager les labeurs, et souvent les dangers, de son mari. Au XVIIIe siècle, des femmes du Yaïk, vêtues en hommes, se battirent aux côtés de leurs époux contre les soldats du gouvernement. Mais elles participaient également à leurs plaisirs. Si, au début du XIXe siècle, les Cosaques du Don avaient envie de s'enivrer chez eux plutôt qu'en public, « le beau sexe ne se faisait pas scrupule de prendre part à ces bacchanales et à ces orgies » (55) ; quant aux femmes cosaques du Yaïk, il fut remarqué qu'elles étaient particulièrement disposées à « faire assaut d'élégance et d'aventures amoureuses » (56) ainsi qu'à s'enivrer. Les mœurs étaient en général fort libres, et la société cosaque avait tendance à tolérer une grande licence sexuelle. Les femmes cosaques devinrent célèbres pour leur indépendance, leur facilité, leur fierté aussi, et le jeune Tolstoï, lorsqu'il se rendit sur le Terek après 1850, fut captivé autant par elles que par tout ce qu'il vit d'autre en ce pays fascinant : elles lui parurent beaucoup plus naturelles et libres que les jeunes filles de la Russie centrale.
La vie frontalière imprégna les coutumes des Cosaques, et les contacts qu'ils avaient avec d'autres peuples marquèrent leur costume : le russe et le tribal s'y amalgamèrent et il devint le signe extérieur évident de leur double héritage culturel. Les soldats moscovites portaient d'habitude des chemises rouges et de hauts bonnets de fourrure ; la mode s'en répandit chez les Cosaques de l'Oural, qui ne restèrent pas pour autant insensibles au style ample et bouffant des Tatars. Mais ce fut chez les Cosaques que l'on trouva les influences étrangères les plus voyantes. Sur le Terek, ils empruntèrent la mode des Kabardes et des Géorgiens — la tcherkesska, tunique ouverte à galons, les cartouchières de bois incrustées d'os ou d'argent et portées obliquement sur la poitrine, une peau de mouton noire, et la bourka, cape immense qui enveloppait presque entièrement l'homme et sa monture et où le cavalier pouvait s'enrouler pour dormir.
La barbe immense des Cosaques du Terek et du Yaik dut sa vogue à l'afflux dans leurs territoires de nombreux réfugiés religieux de Russie. Les Zaporogues au contraire arboraient des moustaches formidables, mais ils se rasaient presque toute la tête et ramenaient en toupet le peu de cheveux qu'ils conservaient sur le sommet du crâne. Les vêtements gais dans lesquels on les représenta souvent étaient aussi un produit de l'influence orientale : pantalons bouffants de couleurs à larges galons dorés et à ceinture de soie, cafetans de satin brillant, hauts bonnets gris en très belle peau de mouton ou turbans resplendissants de plumes d'autruche et d'aigrettes ornées de bijoux, manteaux amples et bottes de maroquin rouge ou jaune richement décorées.
Mais la somptuosité et l'élégance qui caractérisèrent le costume des derniers Cosaques ne se remarquèrent guère chez les premiers colons ou les pauvres du pays sauvage ; il leur fallait se vêtir des peaux des animaux qu'ils pouvaient tuer, raccommoder leurs hardes usées ou sortir à moitié nus. Lorsque les Zaporogues préparaient une expédition, ils disaient qu'ils « allaient chercher de quoi se couvrir le dos », soulignant ainsi à quel point ils dépendaient de la piraterie pour s'habiller. Mais une expédition réussie, notamment contre les Turcs, ne faisait pas que transformer leur aspect extérieur : elle permettait des fêtes d'une ampleur extraordinaire.
Les survivants d'une opération de pillage célébraient leur succès pendant toute une semaine ; ils se pavanaient dans leurs nouveaux atours, déroulaient des pièces de drap persan et de damas turc, de soie somptueuse, des beaux tapis, du drap d'or, faisaient tinter des sequins d'Arabie. Ils vendaient une partie de leurs trésors à des marchands de passage ; pour le reste, ils s'affairaient comme des écureuils en quête de cachettes. Après quoi la fête pouvait commencer. Un voyageur français chez les Cosaques ukrainiens qui se joignaient souvent aux Zaporogues dans leurs expéditions raconta qu'il n'y avait « personne parmi eux, quels que fussent le sexe, l'âge ou la condition, qui ne cherchât point à surpasser son voisin dans tous les excès... et qu'il n' existait pas de chrétiens qui se fissent moins de soucis pour le lendemain » (57). Un Zaporogue dansait et buvait jusqu'à ce qu'il tombât et, lorsqu'il allait mieux, il recommençait. La vie était souvent brève. Il fallait la vivre pour le moment présent et les rares occasions d'une agréable ribote m éritaient qu'on en profitât à plein lorsqu'elles se présentaient.
En dehors des beuveries, la danse et le chant faisaient partie des distractions majeures des Cosaques. Leurs danses étaient très athlétiques. Influencées par d'autres cultures frontalières, elles pouvaient être aussi compliquées que spectaculaires, et elles servaient de prétexte à des prouesses sportives ou à un humour licencieux. Les Cosaques bondissaient, exécutaient des sauts périlleux, s'accroupissaient, donnaient des coups de pied avec une frénésie sauvage et une adresse incroyable, en s'accompagnant de luths à huit cordes ou d'une sorte de cornemuse. Et ils chantaient les épopées des héros disparus, des ballades plaintives et mélodieuses, reprises en chœur en un tonnerre de sonorités extatiques.
Les communautés cosaques avaient des coutumes différentes et leurs usages s'inspiraient de leurs environnements et contacts culturels respectifs, mais les facteurs d'union étaient plus puissants que les éléments de division. En dépit des distances qui les séparaient, les communautés des Cosaques libres étaient fondamentalement semblables par l'organisation, l'esprit et les idées. Partout les établissements se constituaient dans des conditions analogues et leurs habitants jouissaient du même statut. Ils se partageaient le rôle de guerriers frontaliers et ils avaient des institutions politiques semblables. Leurs moyens d'existence étaient à peu près les mêmes, et leur évolution sociale ou économique suivit en gros la même voie. Mais pardessus tout ils avaient conscience de leurs intérêts communs.
Les relations entre les divers groupes furent fréquentes dès le début. Le camp des Cosaques du Don était en correspondance régulière et amicale avec les communautés du Yaïk, du Terek, avec les Zaporogues et avec les Cosaques de la Volga. Des hommes d'une communauté pouvaient vivre pendant des années dans une autre ou même s'y établir de façon permanente. Un ancien de la Sitch indiqua vers 1625 qu'il avait passé 18 années sur le Don et qu'il y avait en même temps que lui un millier de Zaporogues (58). D'autre part, des Cosaques du Don et de la Volga se battirent à Khotine sous les ordres de Sagaïdatchny aux côtés des Cosaques ukrainiens et, lorsque les seigneurs ukrainiens les menacèrent, les Zaporogues bénéficièrent de l'assistance « de leurs frères, les Cosaques du Don ». L'aide n'était pas à sens unique. Il existait un vibrant sentiment de l'honneur chez ces brigands cosaques. En 1632, les Cosaques du Don déclarèrent qu'ils avaient conclu « un arrangement avec les Zaporogues », selon lequel « les Zaporogues de Tcherkassy » viendraient sur « le Don afin de nous aider, nous Cosaques, et nous, Cosaques du Don, aiderions les Zaporogues de Tcherkassy » (59). L'accord fut scellé dans le sang : par milliers, les Zaporogues assistèrent les Cosaques du Don dans leur grande lutte contre les Turcs d'Azov et périrent sous les murs de cette cité.
Venant de régions aussi distantes que le Zaporojie, le Don et le Yaïk, les Cosaques s'unissaient chaque fois que se présentait une expédition favorable. Les Zaporogues et les Cosaques du Don effectuèrent en commun plus de 20 raids maritimes d'une ampleur considérable en direction de la Crimée et contre les Turcs. La révolte de Razine, bien que partie du Don, visait à créer une « grande armée du Don, du Yaïk et du Zaporojie » (60). Les communautés cosaques ne réussirent jamais à réaliser une unité politique, mais leur solidarité s'étendait bien au-delà des limites de chaque communauté. Un sentiment d'appartenance à la même collectivité devint un dénominateur commun parmi tous les Cosaques de tous les camps.
Philip LONGWORTH
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