Jünger ne parle pas de la lassitude du soldat, de cette dépression létale parfois devant un combat qui dure au point d'en perdre son sens: y a-t-il eu des mutineries côté allemand comme il y en eut côté français lors de l'année charnière du conflit, l'année 1917? Le lecteur ne le sait pas hormis quelques fugaces allusions à l'apathie et au désenchantement de certains soldats revenant du feu. Jünger n'insiste pas sur la déshumanisation des soldats face à l'atrocité des combats, l'horreur indicible des blessures et des agonies solitaires dans le no man's land. Par contre, si le lecteur se met à lire entre les lignes des extraordinaires descriptions des pilonnages ou des champs de bataille, l'aspect traumatique de la Grande Guerre, machine infernale à broyer l'âme humaine, se devine puis s'entend.

Ce qui est passionnant dans la succession des chapitres, portant chacun un nom de bataille, c'est la description du quotidien d'un soldat, d'un officier, sur le front. Les tâches d'entretien de la tranchée, des casemates, de l'armement, le ravitaillement, les pauses, les gardes ou les reconnaissances mettent le lecteur dans l'ambiance tantôt sereine, tantôt angoissée, d'un régiment éparpillé sur une ligne de front. Ces gestes banals sont vitaux pour la sauvegarde de la discipline mais surtout celle du moral des troupes... un soldat occupé ne pense pas à la peur qui lui tenaille les entrailles ou à la perte de compagnons d'armes. Le lent et étrange déplacement des lignes de front de la Somme à Verdun montre un paysage déchiqueté par l'enfer d'acier qui tombe sans relâche, un paysage redessiné par la puissance dévastatrice de l'artillerie... et comble du surréalisme, les galeries des vers de terre serpentent dans les tranchées, les trottinements des souris tintent dans la terre, les couinement des rats se font entendre tout comme le gazouillis entre deux séries de fureur tonitruante des oiseaux, musique improbable dans ce monde où la brutalité est de mise.

Ce qui est d'une absolue horreur, c'est le pouvoir évocateur du champ lexical choisi par l'auteur, lors de la réécriture, pour donner à entendre et à sentir à son lecteur le bruit infernal d'une guerre de l'immobilité (ou de la lente avancée), ogre à l'appétit inextinguible de chair humaine. "Orages d'acier" est écrit dans une langue splendide, léchée, traduite magnifiquement: le passé simple, temps de la narration par excellence, est un vrai miel à lire! Les mots possèdent la musicalité des bombardements, des sifflements des balles, des explosions ouvrant des crevasses, pièges mortels, et déchiquetant les corps: le lecteur est au coeur des combats, il sent l'odeur et l'excitation perverse de la poudre, celle âcre et suave des morts; il est en compagnie de ces hommes qui éprouvent en un étrange mélange plaisir suprême et paroxysme de la souffrance. Il y a de l'épopée dans ce récit, il y a la mémoire de toutes les grandioses (?) batailles des hommes des murs de Troie aux rives de la Bérézina, il y a du lyrisme dans l'extase de l'exploit du lieutenant Jünger lors de l'ultime bataille, la plus terrible car sonnant le glas de la défaite.

Ce qui est à souligner, c'est que ce récit est écrit du point de vue d'un officier allemand, engagé volontaire, éduqué et cultivé, parlant et comprenant l'anglais et le français. Le regard porté sur les combats engagés n'est pas celui du soldat de base, mais celui d'un chef qui doit montrer l'exemple et gagner le respect de ses hommes par ses actes de courage et ses décisions précises et salutaires.

"Orages d'acier" est un regard exceptionnel porté sur la Grande Guerre, un incontournable de la littérature du XXè siècle, un classique de la littérature allemande. C'est aussi une lecture poignante, parfois cruelle, souvent épouvantable mais toujours intense!

Extraits:
"La Grande bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure, et non pas seulement parce que désormais je tins notre défaite pour possible.
La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes; c'était une initiation, qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du haut d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles.
J'y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l'histoire du monde. Pourtant, le bénéfice m'en resta, même après que j'y eus discerné plus encore. Il semblait qu'on se frayât ici un passage en faisant fondre une paroi de verre - passage qui menait le long de terribles gardiens." (p 388)

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