LE MYTHE DU PECHE ORIGINEL
L’EXÉGÈSE GNOSTIQUE DU RÉCIT DU PARADIS
L' exégèse gnostique du récit du paradis
et sa contreexégèse
Essai de compréhension des origines chrétiennes
par Jean Magne
Diplomé de l'Ecolepratique des Hautes Etudes (Vème section)
L’exégèse gnostique du récit du paradis est exposée ex
professo dans quatre des écrits de Nag Hammadi :
L’Apocryphonde Jean,
L’Hypostase des Archontes,
l’écrit sans titre surL’Origine du monde,
et Le Témoignage véridique .
L’auteur du Témoignage véridique atteste le scandale
ressenti par quelquesuns
des membres d’un cercle ou école
philosophique de Juifs hellénisés devant la défense faite à Adam
de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal :
« Quelle sorte de dieu estce
donc là ! » Ils en conclurent que ce
dieu ne pouvait pas être « le seul vrai Dieu » qu’il se prétendait
être, et qu’il en existait un autre au dessus de lui qui répondait
aux exigences de la raison : un Dieu, inengendré, sans un père ou
une mère qui aurait pu, comme à YHWH, lui donner un nom, et
que pour cette raison on ne peut désigner que par le mot “Père”.
Il y avait donc aussi deux mondes, le monde d’en haut, royaume
spirituel du Père, et le monde d’en bas, royaume matériel du
créateur.
Du fait qu’en mangeant le fruit les yeux d’Adam et
d’Ève « s’ouvrirent et qu’ils connurent qu’ils étaient nus », ces
philosophes conclurent qu’Adam avait été vêtu d’un vêtement
lumineux dans le monde d’en haut où il préexistait auprès du
Père avant que le créateur ne l’enfermât par son souffle dans son
modelage de boue. Ils en conclurent aussi qu’Adam et Ève,
illuminés par la vertu sacramentelle du fruit, connurent qui ils
étaient, d’où ils venaient et qu’il leur fallait retourner dans le
monde d’en haut pour y vivre éternellement auprès du Père au
lieu de périr corps et âme comme les autres créatures du monde
d’en bas. Or YHWH, qui veut se faire croire le seul et vrai Dieu,
réussit à faire oublier le Père à eux et à leurs descendants par les
soucis de la vie matérielle en les obligeant a gagner leur pain à la
sueur de leur front. Ils pensèrent que pour retourner après la mort
dans le monde d’en haut, il fallait vivre sur cette terre comme si
on était déjà au ciel en n’y possédant rien et en se gardant d’y
engendrer de nouveaux exilés car ce serait au bénéfice du
créateur qui a établi la génération sexuelle et la concupiscence en
tirant Ève du côte d’Adam, et leur a dit : « Soyez féconds et
remplissez la terre ». Pour satisfaire à ces deux nécessités de la
pauvreté et du célibat les premiers croyants nous disent les Actes,
vendaient tous leurs biens et vivaient en communauté, fondant
ainsi la vie monastique.
Le serpent qui détrompa Ève ne pouvait être, pensèrentils,
qu’un envoyé du Père. Comme pour justifier et authentifier
leur redécouverte du Père, ils imaginèrent que ce même messager
avait été envoyé une seconde fois au temps de Tibère sous le nom
de Jésus pour rappeler ou révéler aux hommes son existence.
L’auteur de l’Apocryphon de Jean, fera affirmer à Jésus que c’est
luimême
qui a incité Ève à manger le fruit, tandis que YHWH,
identifié avec le serpent et le diable, leur a enseigné la génération.
Cette exégèse du récit du paradis fut effectuée a la
lumière des idées débattues par les philosophes d’alors sur la
théologie, la cosmologie, l’anthropologie et l’eschatologie, idées
étrangères au judaïsme traditionnel bien que certaines s’y fussent
déjà infiltrées. Elle posa a ses auteurs quantité de problèmes
inédits Et d’abord comment du Père invisible et parfait avait pu
provenir le créateur déficient du monde matériel. Les solutions
proposées, assez confuses, font appel à des émanations
successives. La plus intéressante pour nous fut inspirée par le
mythe de Sophia, la Sagesse du livre des proverbes créée par le
“Seigneur” avant toutes ses oeuvres, puis son inspiratrice et
accompagnatrice. Sophia fut supposée avoir commis la faute de
procréer seule, sans son conjoint, et d’avoir ainsi donné naissance
à un avorton à tête de lion, qu’elle appela Ialdabaôth, sobriquet
de YHWH sabaôth. Androgyne, il engendra sept fils, et avec la
matière il créa le monde. Lui et ses fils sont les sept planètes qui
le gouvernent par l’implacable Destinée, d’où leur nom
d’“archontes”. Ils font garder par leurs “puissances” ou
“autorités” les portes de chacun des sept cieux et du firmament
qui séparent en haut d’en bas, afin d’empêcher les gnostiques
d’accéder au huitième ciel, le monde d’en haut des étoiles fixes.
Mais ces archontes, qui ne connaissent pas la sagesse de Dieu,
ont ruiné leur pouvoir en croyant l’affermir par la mort sur une
croix, cosmique ou romaine, de l’envoyé du Père. Cette mort
rendue vaine par la résurrection, fut le prix illusoire payé au
créateur pour le rachat des croyants. Il suffit maintenant à ceuxci
pour franchir les “douanes”, d’affirmer aux puissances qui les
contrôlent qu’ils sont d’en haut, “mais s’il s’avère qu’ils ont
engendré, ils seront retenus en bas jusqu’à ce qu’ils aient pu
ramener en eux leurs enfants.”
La contr eexégèse
Aucun des livres de la Bible juive ne fait allusion au
récit du paradis. Les livres d’Hénoch, des Jubilés, du pseudoPhilon,
de Flavius Josèphe l’omettent ou n’en font qu’une
paraphrase sans portée théologique. Philon allégorise le récit.
Pour le judaïsme, la transgression d’Adam n’est qu’une première
faute qui sera suivie de bien d’autres. YHWH a conclu avec les
Juifs une alliance aux termes de laquelle ils observeront sa Loi et
posséderont la terre. Ils n’y ont pas été fidèles, ni collectivement
ni individuellement, et YHWH les a souvent punis durement.
Leurs manquements exigent qu’ils se réconcilient sans cesse avec
lui en avouant leur culpabilité et en se purifiant.
La contreexégèse
est venue de certains membres du
cercle philosophicoreligieux
qui ne voulurent pas consentir à ce
que leur dieu national ne fût pas le Dieu suprême. Ils
s’efforcèrent à faire admettre aux “croyants” (gnostiques) que
YHWH et le Père sont le même Dieu. La fusion se fit en deux
étapes. YHWH fut d’abord divisé en deux personnages. A cause
de ses blasphèmes répétés “Je suis Dieu et il n’en est pas
d’autre”, les croyants imaginèrent Ialdabaôth précipité dans le
Tartare par un ange de feu envoyé par sa mère Sophia. En
considération de ses côtés positifs, sa justice et sa sainteté, ils lui
concédèrent une réhabilitation partielle sous le nom de son
septième fils, Sabaôth, imaginé s’être converti. Selon
l’Hypostase des Archontes, voyant la puissance de l’ange
précipitant son père, Sabaôth fit “metanoia ”, se convertit : il
condamna son père Ialdabaôth et prit en dégoût sa mère, la
matière. En retour, Sophia l’exalta au septième ciel et lui donna
le gouvernement du monde à la place de Ialdabaôth.
La seconde étape de la réhabilitation de YHWH fut
effectuée par l’identification de Jésus avec Sabaôth. Elle est
attestée par l’hymne cité en Philippiens 2,611.
De même que
Sabaôth, à la différence de son père Ialdabaôth, n’a pas considéré
que s’égaler à Dieu fût une usurpation à faire, mais s’est abaissé
en se convertissant, de même Jésus, existant sous une forme
divine, s’est abaissé en prenant une forme de serviteur, se faisant
semblable aux hommes, et de même que Sabaôth a été exalté par
Sophia, de même Jésus n’été surexalté par Dieu, entendons par
YHWH identifié avec le Père, qui lui a conféré le Nom au dessus
de tout nom, le sien propre, qu’on écrit mais ne prononce pas,
afin que toute langue confesse que Jésus est “Seigneur’ (Kyrios =
YHWH).
C’est à Jésus, en sa qualité de Seigneur Sabaôth, Nom et
image visible du Père invisible, que sont attribuées toutes les
paroles, manifestations, anthropomorphismes et crimes de la
Bible à cause desquelles les gnostiques refusent à YHWH le titre
de Dieu suprême. Jésus a créé le monde en tant que Parole ou
Verbe ; il a chassé Adam et Ève du Paradis, fermé la porte de
l’arche, mangé avec Abraham en une chair qui ne devait rien à
une naissance (Tertullien), lutté avec Jacob, s’est défini à Moïse
dans le buisson ardent comme “le étant”, etc. Sabaôth étant fils
de IaldabaôthYHWH
identifié avec le Père, Jésus devient “Fils
du Père”. Ainsi estil
appelé en 2 Jn, v.3, dans le Gloria in
excelsis, et dans le Te deum qui lui adresse le cri des Séraphins :
“Saint, saint, saint Seigneur Sabaôth…”, puis il n’est plus appelé
que “Fils de Dieu (le Père + YHWH)”.
L’exégèse gnostique est ainsi retournée. Le serpent
instructeur devient le diable tentateur, Adam et Ève, au lieu de se
sauver en connaissant le Père, se perdent en lui désobéissant. La
déchéance ontologique d’Adam préexistant au ciel enfermé dans
un corps de boue devient la déchéance morale de tous par le
péché d’un seul, offense qui ne pourrait être remise par le Dieu
de miséricorde que par la mort d’un second Adam ayant qualité
pour représenter l’humanité passée et future. Le prix payé à
YHWH par le Père pour lui racheter l’humanité qu’il lui avait
volée en Adam, devient le prix payé au Père par un Fils reconnu
par le concile de Nicée comme lui étant consubstantiel, ce qui fait
que Jésus paie à luimême
le prix de notre rédemption.
L’identification de YHWH avec le Père opère aussi la
réconciliation sous la même autorité divine du monde d’en bas et
du monde d’en haut. La possession et l’usage des biens de ce
monde ainsi que le mariage et la procréation redeviennent licites
et louables. La continence et le renoncement, de nécessité
ontologique pour être disciple et acquérir la vie éternelle (Lc
14,2533),
ne sont plus qu’un idéal spirituel conseillé à ceux qui
veulent être parfaits (Mt 18,21a), mais les parfaits marcionites,
manichéens et cathares sauront toujours que les simples fidèles
ne seront pas sauvés.
Les juifs “croyants” ne pouvaient pas admettre que Jésus
fût YHWH. Opérant des miracles, chassant les démons,
enseignant avec autorité et pardonnant les péchés il était plus
grand qu’Élie. Il ne pouvait donc être que le prophète comme
Moïse, le Christ. Mais pour que les deux disciples d’Emmaüs, qui
attendaient que le Messie les délivrât des Romains, reconnussent
en Jésus un prétendu messie spirituel annoncé par la Bible toute
entière, il fallut que le pain eucharistié leur ouvrit les yeux
comme à Adam et Ève, le fruit du paradis.
En tant que Messie, guerrier ou spirituel, Jésus devait
être fils de David. Il eut donc un père de la race de David, puis,
comme il n’est pas possible d’avoir deux pères, ce père fut
déclaré adoptif et sa mère vierge. On lui fit nier descendre de
David et avoir une mère, mais ces paroles furent habilement
retournées à la gloire de Joseph et surtout de Marie. Jésus,
d’abord appelé “le Seigneur”, puis “le Seigneur Jésus”, puis “le
Seigneur JésusChrist”,
puis “JésusChrist”,
devint très tôt
simplement “le Christ”, comme si c’était là son titre suprême, ou
unique.
A l’eschatologie du retour du croyant gnostique auprès
du Père et du retour au néant de l’incroyant qui ignore le Père, se
sont mélangées les eschatologies juives, collectives et
individuelles : attente de la venue sur les nuées du ciel du “fils
d’homme” de Daniel confondu avec le “Fils de l’Homme” —
l’homme ayant été créé à l’image de Dieu, Dieu est l’Homme
archétype, et Jésus, le Fils de l’Homme — ; résurrection des
morts et transformation des vivants ; jugement général, faisant
double emploi avec un jugement particulier antérieur ; feu éternel
pour les réprouvés ; et règne de mille ans des élus avec le Christ.
Tout cela se simplifiera dans le dilemme ciel ou enfer, auxquels
viendra s’ajouter le purgatoire pour ne pas retirer aux simples
pécheurs tout espoir de salut.
Le Nouveau Testament a laissé aux apocryphes le soin
de résoudre deux problèmes secondaires : celui de l’origine de
Satan, et celui de la nudité d’Adam et d’Ève.
Comment un ange déchu atil
pu se cacher dans le
serpent puisque la chute des anges n’a eu lieu que bien plus tard,
par luxure, au sixième chapitre de la Genèse ? La chute de Satan
survenue avant l’épisode du paradis devait donc être racontée.
Elle le fut en détail dans les différentes Vies d’Adam et d’Ève . La
révolte de Satan contre Dieu est attribuée à deux vices, l’envie et
l’orgueil, qui sont les deux vices reprochés au créateur par les
gnostiques. C’est, dénonçait le serpent, par envie à l’égard
d’Adam qui appartenait au monde d’en haut, que YHWH, qui
appartient au monde d’en bas, lui a interdit l’arbre de la
connaissance dont lui même ne pouvait manger / c’est par envie
que Satan refuse de vénérer Adam créé à l’image de Dieu parce
que luimême
et les anges, bien que créés avant Adam, n’ont pas
été créés à cette image. C’est par orgueil que YHWH proclame
“Je suis Dieu et il n’en est pas d’autre“ / c’est par orgueil que
Satan se proclame égal au TrèsHaut.
Ialdabaôth est précipité par
un ange de feu / Satan est précipité par l’archange Michel.
Le texte biblique dit formellement qu’avant de manger
le fruit Adam et Ève étaient nus, mais n’en avaient pas honte. Or
tous les textes de la contreexégèse
prétendent au contraire qu’ils
étaient vêtus d’un vêtement de splendeur, de gloire, d’innocence
et d’immortalité, et qu’ils l’ont perdu en mangeant le fruit.
Curieusement, les plus anciens témoins de cette transposition
sont les targums : au lieu de tuniques de peau pour cacher leur
nudité, Dieu leur fait avec la peau du serpent un vêtement de
gloire pour remplacer le splendide vêtement dont la manducation
du fruit venait de les priver. Le vêtement d’Adam se transmettra
de premierné
en premierné
jusqu’au patriarche Joseph. Il sera
rendu, taché de sang, à Jacob qui en avait été revêtu par Rébecca
pour voler à Ésaü la bénédiction paternelle. Conformément à la
doctrine des Pères au moins jusqu’à Grégoirelegrand,
le prêtre
catholique jusqu’à nos jours est invité à dire en revêtant l’étole
pour célébrer la messe “Rendsmoi,
Seigneur, la robe
d’immortalité que j’ai perdue par la prévarication du premier
père.”
La reconstitution que je propose était impossible à
imaginer avant la publication des traités gnostiques trouvés à Nag
Hammadi. Elle essaie d’expliquer une recherche pleine de
logique, d’illogismes et de contradictions, menée dans le but de
justifier l’espérance de la vie éternelle à partir d’un mythe destiné
à expliquer la souffrance mort. Les écrits des origines chrétiennes
me semblent à réinterpréter entièrement dans le cadre de ce
schéma. Chaque texte, chaque phrase et même parfois chaque
mot est à replacer au stade approprié de la discussion qui s’est
déroulée entre “gnostiques” et “juifs”. Allant commencer le vingt
juillet prochain la quatrevingtdouzième
année de mon âge, je
confie à de plus jeunes le soin de poursuivre ce travail sans sousestimer
les valeurs positivés, individuelles et sociales, qui ont
résulté de ces spéculations.
------------------------------------------------------------------
23, rue Lacharrière, 75011
Paris, 13 mars 2002
Sur le même sujet, chez l’auteur :
Sacrifice et sacerdoce : Du
dépouillement gnostique à l’offrande de la Passion, 1975, 220 p.
—
Logique des sacrements, 1989, 245 p.
— Logique des dogmes , 1989, 252
p. — Scholars Press :
From Christianity to Gnosis and from Gnosis to
Christianity :
An Itinerary through the Texts to and from the Tree of
Paradise, 1993, 242 p.
(www.cercleernestrenan.org)
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L' exégèse gnostique du récit du paradis
et sa contreexégèse
Essai de compréhension des origines chrétiennes
par Jean Magne
Diplomé de l'Ecolepratique des Hautes Etudes (Vème section)
L’exégèse gnostique du récit du paradis est exposée ex
professo dans quatre des écrits de Nag Hammadi :
L’Apocryphonde Jean,
L’Hypostase des Archontes,
l’écrit sans titre surL’Origine du monde,
et Le Témoignage véridique .
L’auteur du Témoignage véridique atteste le scandale
ressenti par quelquesuns
des membres d’un cercle ou école
philosophique de Juifs hellénisés devant la défense faite à Adam
de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal :
« Quelle sorte de dieu estce
donc là ! » Ils en conclurent que ce
dieu ne pouvait pas être « le seul vrai Dieu » qu’il se prétendait
être, et qu’il en existait un autre au dessus de lui qui répondait
aux exigences de la raison : un Dieu, inengendré, sans un père ou
une mère qui aurait pu, comme à YHWH, lui donner un nom, et
que pour cette raison on ne peut désigner que par le mot “Père”.
Il y avait donc aussi deux mondes, le monde d’en haut, royaume
spirituel du Père, et le monde d’en bas, royaume matériel du
créateur.
Du fait qu’en mangeant le fruit les yeux d’Adam et
d’Ève « s’ouvrirent et qu’ils connurent qu’ils étaient nus », ces
philosophes conclurent qu’Adam avait été vêtu d’un vêtement
lumineux dans le monde d’en haut où il préexistait auprès du
Père avant que le créateur ne l’enfermât par son souffle dans son
modelage de boue. Ils en conclurent aussi qu’Adam et Ève,
illuminés par la vertu sacramentelle du fruit, connurent qui ils
étaient, d’où ils venaient et qu’il leur fallait retourner dans le
monde d’en haut pour y vivre éternellement auprès du Père au
lieu de périr corps et âme comme les autres créatures du monde
d’en bas. Or YHWH, qui veut se faire croire le seul et vrai Dieu,
réussit à faire oublier le Père à eux et à leurs descendants par les
soucis de la vie matérielle en les obligeant a gagner leur pain à la
sueur de leur front. Ils pensèrent que pour retourner après la mort
dans le monde d’en haut, il fallait vivre sur cette terre comme si
on était déjà au ciel en n’y possédant rien et en se gardant d’y
engendrer de nouveaux exilés car ce serait au bénéfice du
créateur qui a établi la génération sexuelle et la concupiscence en
tirant Ève du côte d’Adam, et leur a dit : « Soyez féconds et
remplissez la terre ». Pour satisfaire à ces deux nécessités de la
pauvreté et du célibat les premiers croyants nous disent les Actes,
vendaient tous leurs biens et vivaient en communauté, fondant
ainsi la vie monastique.
Le serpent qui détrompa Ève ne pouvait être, pensèrentils,
qu’un envoyé du Père. Comme pour justifier et authentifier
leur redécouverte du Père, ils imaginèrent que ce même messager
avait été envoyé une seconde fois au temps de Tibère sous le nom
de Jésus pour rappeler ou révéler aux hommes son existence.
L’auteur de l’Apocryphon de Jean, fera affirmer à Jésus que c’est
luimême
qui a incité Ève à manger le fruit, tandis que YHWH,
identifié avec le serpent et le diable, leur a enseigné la génération.
Cette exégèse du récit du paradis fut effectuée a la
lumière des idées débattues par les philosophes d’alors sur la
théologie, la cosmologie, l’anthropologie et l’eschatologie, idées
étrangères au judaïsme traditionnel bien que certaines s’y fussent
déjà infiltrées. Elle posa a ses auteurs quantité de problèmes
inédits Et d’abord comment du Père invisible et parfait avait pu
provenir le créateur déficient du monde matériel. Les solutions
proposées, assez confuses, font appel à des émanations
successives. La plus intéressante pour nous fut inspirée par le
mythe de Sophia, la Sagesse du livre des proverbes créée par le
“Seigneur” avant toutes ses oeuvres, puis son inspiratrice et
accompagnatrice. Sophia fut supposée avoir commis la faute de
procréer seule, sans son conjoint, et d’avoir ainsi donné naissance
à un avorton à tête de lion, qu’elle appela Ialdabaôth, sobriquet
de YHWH sabaôth. Androgyne, il engendra sept fils, et avec la
matière il créa le monde. Lui et ses fils sont les sept planètes qui
le gouvernent par l’implacable Destinée, d’où leur nom
d’“archontes”. Ils font garder par leurs “puissances” ou
“autorités” les portes de chacun des sept cieux et du firmament
qui séparent en haut d’en bas, afin d’empêcher les gnostiques
d’accéder au huitième ciel, le monde d’en haut des étoiles fixes.
Mais ces archontes, qui ne connaissent pas la sagesse de Dieu,
ont ruiné leur pouvoir en croyant l’affermir par la mort sur une
croix, cosmique ou romaine, de l’envoyé du Père. Cette mort
rendue vaine par la résurrection, fut le prix illusoire payé au
créateur pour le rachat des croyants. Il suffit maintenant à ceuxci
pour franchir les “douanes”, d’affirmer aux puissances qui les
contrôlent qu’ils sont d’en haut, “mais s’il s’avère qu’ils ont
engendré, ils seront retenus en bas jusqu’à ce qu’ils aient pu
ramener en eux leurs enfants.”
La contr eexégèse
Aucun des livres de la Bible juive ne fait allusion au
récit du paradis. Les livres d’Hénoch, des Jubilés, du pseudoPhilon,
de Flavius Josèphe l’omettent ou n’en font qu’une
paraphrase sans portée théologique. Philon allégorise le récit.
Pour le judaïsme, la transgression d’Adam n’est qu’une première
faute qui sera suivie de bien d’autres. YHWH a conclu avec les
Juifs une alliance aux termes de laquelle ils observeront sa Loi et
posséderont la terre. Ils n’y ont pas été fidèles, ni collectivement
ni individuellement, et YHWH les a souvent punis durement.
Leurs manquements exigent qu’ils se réconcilient sans cesse avec
lui en avouant leur culpabilité et en se purifiant.
La contreexégèse
est venue de certains membres du
cercle philosophicoreligieux
qui ne voulurent pas consentir à ce
que leur dieu national ne fût pas le Dieu suprême. Ils
s’efforcèrent à faire admettre aux “croyants” (gnostiques) que
YHWH et le Père sont le même Dieu. La fusion se fit en deux
étapes. YHWH fut d’abord divisé en deux personnages. A cause
de ses blasphèmes répétés “Je suis Dieu et il n’en est pas
d’autre”, les croyants imaginèrent Ialdabaôth précipité dans le
Tartare par un ange de feu envoyé par sa mère Sophia. En
considération de ses côtés positifs, sa justice et sa sainteté, ils lui
concédèrent une réhabilitation partielle sous le nom de son
septième fils, Sabaôth, imaginé s’être converti. Selon
l’Hypostase des Archontes, voyant la puissance de l’ange
précipitant son père, Sabaôth fit “metanoia ”, se convertit : il
condamna son père Ialdabaôth et prit en dégoût sa mère, la
matière. En retour, Sophia l’exalta au septième ciel et lui donna
le gouvernement du monde à la place de Ialdabaôth.
La seconde étape de la réhabilitation de YHWH fut
effectuée par l’identification de Jésus avec Sabaôth. Elle est
attestée par l’hymne cité en Philippiens 2,611.
De même que
Sabaôth, à la différence de son père Ialdabaôth, n’a pas considéré
que s’égaler à Dieu fût une usurpation à faire, mais s’est abaissé
en se convertissant, de même Jésus, existant sous une forme
divine, s’est abaissé en prenant une forme de serviteur, se faisant
semblable aux hommes, et de même que Sabaôth a été exalté par
Sophia, de même Jésus n’été surexalté par Dieu, entendons par
YHWH identifié avec le Père, qui lui a conféré le Nom au dessus
de tout nom, le sien propre, qu’on écrit mais ne prononce pas,
afin que toute langue confesse que Jésus est “Seigneur’ (Kyrios =
YHWH).
C’est à Jésus, en sa qualité de Seigneur Sabaôth, Nom et
image visible du Père invisible, que sont attribuées toutes les
paroles, manifestations, anthropomorphismes et crimes de la
Bible à cause desquelles les gnostiques refusent à YHWH le titre
de Dieu suprême. Jésus a créé le monde en tant que Parole ou
Verbe ; il a chassé Adam et Ève du Paradis, fermé la porte de
l’arche, mangé avec Abraham en une chair qui ne devait rien à
une naissance (Tertullien), lutté avec Jacob, s’est défini à Moïse
dans le buisson ardent comme “le étant”, etc. Sabaôth étant fils
de IaldabaôthYHWH
identifié avec le Père, Jésus devient “Fils
du Père”. Ainsi estil
appelé en 2 Jn, v.3, dans le Gloria in
excelsis, et dans le Te deum qui lui adresse le cri des Séraphins :
“Saint, saint, saint Seigneur Sabaôth…”, puis il n’est plus appelé
que “Fils de Dieu (le Père + YHWH)”.
L’exégèse gnostique est ainsi retournée. Le serpent
instructeur devient le diable tentateur, Adam et Ève, au lieu de se
sauver en connaissant le Père, se perdent en lui désobéissant. La
déchéance ontologique d’Adam préexistant au ciel enfermé dans
un corps de boue devient la déchéance morale de tous par le
péché d’un seul, offense qui ne pourrait être remise par le Dieu
de miséricorde que par la mort d’un second Adam ayant qualité
pour représenter l’humanité passée et future. Le prix payé à
YHWH par le Père pour lui racheter l’humanité qu’il lui avait
volée en Adam, devient le prix payé au Père par un Fils reconnu
par le concile de Nicée comme lui étant consubstantiel, ce qui fait
que Jésus paie à luimême
le prix de notre rédemption.
L’identification de YHWH avec le Père opère aussi la
réconciliation sous la même autorité divine du monde d’en bas et
du monde d’en haut. La possession et l’usage des biens de ce
monde ainsi que le mariage et la procréation redeviennent licites
et louables. La continence et le renoncement, de nécessité
ontologique pour être disciple et acquérir la vie éternelle (Lc
14,2533),
ne sont plus qu’un idéal spirituel conseillé à ceux qui
veulent être parfaits (Mt 18,21a), mais les parfaits marcionites,
manichéens et cathares sauront toujours que les simples fidèles
ne seront pas sauvés.
Les juifs “croyants” ne pouvaient pas admettre que Jésus
fût YHWH. Opérant des miracles, chassant les démons,
enseignant avec autorité et pardonnant les péchés il était plus
grand qu’Élie. Il ne pouvait donc être que le prophète comme
Moïse, le Christ. Mais pour que les deux disciples d’Emmaüs, qui
attendaient que le Messie les délivrât des Romains, reconnussent
en Jésus un prétendu messie spirituel annoncé par la Bible toute
entière, il fallut que le pain eucharistié leur ouvrit les yeux
comme à Adam et Ève, le fruit du paradis.
En tant que Messie, guerrier ou spirituel, Jésus devait
être fils de David. Il eut donc un père de la race de David, puis,
comme il n’est pas possible d’avoir deux pères, ce père fut
déclaré adoptif et sa mère vierge. On lui fit nier descendre de
David et avoir une mère, mais ces paroles furent habilement
retournées à la gloire de Joseph et surtout de Marie. Jésus,
d’abord appelé “le Seigneur”, puis “le Seigneur Jésus”, puis “le
Seigneur JésusChrist”,
puis “JésusChrist”,
devint très tôt
simplement “le Christ”, comme si c’était là son titre suprême, ou
unique.
A l’eschatologie du retour du croyant gnostique auprès
du Père et du retour au néant de l’incroyant qui ignore le Père, se
sont mélangées les eschatologies juives, collectives et
individuelles : attente de la venue sur les nuées du ciel du “fils
d’homme” de Daniel confondu avec le “Fils de l’Homme” —
l’homme ayant été créé à l’image de Dieu, Dieu est l’Homme
archétype, et Jésus, le Fils de l’Homme — ; résurrection des
morts et transformation des vivants ; jugement général, faisant
double emploi avec un jugement particulier antérieur ; feu éternel
pour les réprouvés ; et règne de mille ans des élus avec le Christ.
Tout cela se simplifiera dans le dilemme ciel ou enfer, auxquels
viendra s’ajouter le purgatoire pour ne pas retirer aux simples
pécheurs tout espoir de salut.
Le Nouveau Testament a laissé aux apocryphes le soin
de résoudre deux problèmes secondaires : celui de l’origine de
Satan, et celui de la nudité d’Adam et d’Ève.
Comment un ange déchu atil
pu se cacher dans le
serpent puisque la chute des anges n’a eu lieu que bien plus tard,
par luxure, au sixième chapitre de la Genèse ? La chute de Satan
survenue avant l’épisode du paradis devait donc être racontée.
Elle le fut en détail dans les différentes Vies d’Adam et d’Ève . La
révolte de Satan contre Dieu est attribuée à deux vices, l’envie et
l’orgueil, qui sont les deux vices reprochés au créateur par les
gnostiques. C’est, dénonçait le serpent, par envie à l’égard
d’Adam qui appartenait au monde d’en haut, que YHWH, qui
appartient au monde d’en bas, lui a interdit l’arbre de la
connaissance dont lui même ne pouvait manger / c’est par envie
que Satan refuse de vénérer Adam créé à l’image de Dieu parce
que luimême
et les anges, bien que créés avant Adam, n’ont pas
été créés à cette image. C’est par orgueil que YHWH proclame
“Je suis Dieu et il n’en est pas d’autre“ / c’est par orgueil que
Satan se proclame égal au TrèsHaut.
Ialdabaôth est précipité par
un ange de feu / Satan est précipité par l’archange Michel.
Le texte biblique dit formellement qu’avant de manger
le fruit Adam et Ève étaient nus, mais n’en avaient pas honte. Or
tous les textes de la contreexégèse
prétendent au contraire qu’ils
étaient vêtus d’un vêtement de splendeur, de gloire, d’innocence
et d’immortalité, et qu’ils l’ont perdu en mangeant le fruit.
Curieusement, les plus anciens témoins de cette transposition
sont les targums : au lieu de tuniques de peau pour cacher leur
nudité, Dieu leur fait avec la peau du serpent un vêtement de
gloire pour remplacer le splendide vêtement dont la manducation
du fruit venait de les priver. Le vêtement d’Adam se transmettra
de premierné
en premierné
jusqu’au patriarche Joseph. Il sera
rendu, taché de sang, à Jacob qui en avait été revêtu par Rébecca
pour voler à Ésaü la bénédiction paternelle. Conformément à la
doctrine des Pères au moins jusqu’à Grégoirelegrand,
le prêtre
catholique jusqu’à nos jours est invité à dire en revêtant l’étole
pour célébrer la messe “Rendsmoi,
Seigneur, la robe
d’immortalité que j’ai perdue par la prévarication du premier
père.”
La reconstitution que je propose était impossible à
imaginer avant la publication des traités gnostiques trouvés à Nag
Hammadi. Elle essaie d’expliquer une recherche pleine de
logique, d’illogismes et de contradictions, menée dans le but de
justifier l’espérance de la vie éternelle à partir d’un mythe destiné
à expliquer la souffrance mort. Les écrits des origines chrétiennes
me semblent à réinterpréter entièrement dans le cadre de ce
schéma. Chaque texte, chaque phrase et même parfois chaque
mot est à replacer au stade approprié de la discussion qui s’est
déroulée entre “gnostiques” et “juifs”. Allant commencer le vingt
juillet prochain la quatrevingtdouzième
année de mon âge, je
confie à de plus jeunes le soin de poursuivre ce travail sans sousestimer
les valeurs positivés, individuelles et sociales, qui ont
résulté de ces spéculations.
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23, rue Lacharrière, 75011
Paris, 13 mars 2002
Sur le même sujet, chez l’auteur :
Sacrifice et sacerdoce : Du
dépouillement gnostique à l’offrande de la Passion, 1975, 220 p.
—
Logique des sacrements, 1989, 245 p.
— Logique des dogmes , 1989, 252
p. — Scholars Press :
From Christianity to Gnosis and from Gnosis to
Christianity :
An Itinerary through the Texts to and from the Tree of
Paradise, 1993, 242 p.
(www.cercleernestrenan.org)
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