SEBASTIEN LE PRESTRE DE VAUBAN
La guerre sous Louis XIV (III) – Génie, artillerie et guerre de siège
Comme nous l’avons vu
précédemment, les guerres sous l’Ancien Régime sont dominées par le
siège des places fortes. Il ne faut pas entendre par là que la guerre
est uniquement tournée vers le siège, car nombre de batailles en rase
campagne ont lieu. Mais force est de constater que le siège d’une place
et la prise des places fortes en territoire ennemi constitue la finalité
de toute campagne militaire. L’enjeu est de taille : dans son propos
introductif, Vauban n’hésite pas à affirmer que « le gain d’une
bataille rend bien le Vainqueur maître de la Campagne pour un temps,
mais non pas du Païs, s’il n’en prend pas les places. »[1]
Ce à quoi R. C Smail ajoute : « Un
envahisseur pouvait maîtriser une zone quand il l’occupait avec une
armée. Mais s’il ne s’emparait d’aucune place forte, cette maitrise
prenait fin avec la retraite de ses forces armées. L’objectif premier
d’un agresseur venu annexer un territoire était d’en saisir et d‘en
occuper les points forts, et non, comme aujourd’hui, de détruire ou de
paralyser les forces mobiles ennemies pour imposer sa volonté au pouvoir
dont il attaquait les terres. »[2]
Cette citation est fort révélatrice de
l’enjeu guerrier du Moyen Âge : l’anéantissement de l’armée ennemie
n’est pas l’objectif, c’est la conquête des places fortes. Pourquoi ?
D’abord les armées du Moyen Âge sont sans commune mesure avec les armées
modernes : réduites numériquement et dénuées de moyens techniques
d’anéantir l’armée ennemie sans se détruire en partie elle-même, restant
largement codifiée avec une suprématie des combats de cavalerie,
l’agresseur n’avait d’autre moyen d’assurer l’annexion d’une terre que
par la prise des positions fortifiées qu’elle contient. En effet, outre
l’importance des places fortes dans le système défensif, ces dernières
sont aussi bien souvent le siège d’un pouvoir local : la vicaria castri
du Moyen Âge a une fonction symbolique et politique ; c’est le siège du
pouvoir du seigneur, qui marque ainsi son droit de ban sur la
population vivant aux alentours. S’en emparer est donc le meilleur
moyen, voire le seul, de contrôler la base économique de la région
annexée.
Militairement parlant, il serait
fastidieux de refaire tout l’historique de l’évolution des
fortifications. Disons simplement qu’avec l’apogée des fortifications en
pierres qui marquent l’imaginaire collectif aujourd’hui, aux alentours
du XIVe siècle, les techniques de combats – encore relativement simples
malgré l’évolution de la poliorcétique – restaient les mêmes que deux
siècles auparavant : les assauts étaient humains principalement, on s’en
prémunissait donc en édifiant de hautes murailles, relativement
épaisses. Tout change au XVe siècle avec l’invention d’une puissante
artillerie de siège, capable de briser les défenses de citadelles que
l’on croyait jusque là imprenables. C’est ce qui permit aux Rois
Catholiques, forts d’un train d’artillerie de siège de 180 pièces, de
réduire, entre 1482 et 1492, toutes les citadelles du royaume de
Grenade, achevant la Reconquista et « l’âge de la défense verticale. »
Il ne faut pas s’imaginer que c’est
Vauban qui fut l’inventeur de la « défense en profondeur » et de la
configuration en étoile. Dès les années 1440, un humaniste et architecte
italien du nom de Leon Battista Alberti propose dans son traité De re aedificatoria
de disposer les fortifications en dents de scie afin de briser l’effet
de choc des énormes projectiles des bombardes, non moins monstrueuses,
utilisées alors. Mais aucun gouvernement italien de ce temps ne prêta
attention au traité d’Alberti, qui ne fut publié qu’en 1485.
L’invasion de la péninsule par Charles
VIII en 1494 précipite l’acquisition d’armes à feu par les différents
États italiens et achève la démonstration de l’impuissance des anciennes
fortifications face à un déluge de feu. Pourtant, des ingénieurs
italiens étaient dès lors en train d’imaginer une parade à la
prédominance du feu sur les assauts humains lors des sièges : construire
des forteresses plus basses mais plus épaisses, mieux protégées contre
les projectiles mais en revanche vulnérables à des assauts humains.
Pouvant accueillir des pièces d’artillerie dont la taille diminue à
mesure que leur puissance augmente, les fortifications deviennent
géométriques, complexes, avec des systèmes de bastions, couronnements,
ravelins et larges douves pour contrer les assauts ennemis et les tenir
en respect hors des villages et autres positions stratégiques vitales
pour la garnison, qui dispose « de tous les fourrages qui sont sous la demi-portée du Canon ».[3]
Cette « trace italienne », de nombreux
États vont s’en doter, initiant la mise en place de « ceintures » de
forteresses sur leurs frontières. Cependant, ces constructions ont un
coût, et pas des moindres : le projet de construction de 18 bastions
autour de Rome fut abandonné en 1542 quand on se rendit compte que la
construction d’un seul ouvrage coûterait au trésor pontifical 50 000
ducats, soit l’équivalent de 100 000 francs.[4]
Quant à Vauban, il ne fait que reprendre
ce qui se fait depuis plus d’un siècle en matière de fortifications, à
ceci près qu’il va savoir tirer tout le bénéfice de ce nouvel art de la
guerre de siège afin de rendre imprenables les fortifications du
royaume, et de permettre au contraire la prise rapide de celles de
l’ennemi.
Né en 1633, Sébastien le Preste, futur
marquis de Vauban, est issu d’une famille noble du Morvan (Bourgogne).
Durant la Fronde (1648-1652), Vauban s’engage dans l’arme rebelle du
prince de Condé alors qu’il n’a que 17 ans. Capturé en 1653, il est
conduit devant Mazarin qui, séduit par sa vivacité d’esprit, le convainc
de se mettre à son service, c’est-à-dire au service du roi. Participant
à de nombreux sièges, souvent blessé, Vauban se distingue suffisamment
pour être nommé ingénieur militaire responsable des fortifications en
1655, à 22 ans. Il perfectionne les forteresses des Flandres et en prend
plusieurs, notamment Douai, Lille, Tournai, en seulement 9 jours.
Nommé commissaire général des
fortifications en 1678, Vauban va continuer à s’illustrer au service de
Louis XIV à la fois en sa qualité de preneur de places, mais aussi grâce
à ses constructions et ses modernisations de forteresses préexistantes.
D’abord, c’est sur l’instigation de
Vauban que le roi négocie, lors du traité de Nimègue de 1678 mettant fin
à la guerre de Dévolution, la fameuse « ceinture de fer », plus connu
sous le terme de « pré-carré ».
Qu’est-ce
que le « pré-carré » ? Expression empruntée au droit privé, cette
politique s’inscrit dans le revirement stratégique de la France vers la
fin du XVIIe siècle, une fois les derniers grands noms de l’école
suédoise décédés, comme Turenne. Renonçant à l’offensive, la France,
sous l’impulsion de Vauban et appuyée par Louvois, se tourne vers la
défense de ses frontières du Nord en négociant une partie des citadelles
des Flandres afin de défendre Paris contre d’éventuelles agressions
étrangères, notamment Lille, Tournai, Menin, Marienbourg, Charleroi,
Cambrai, Maubeuge.
On obtenait alors une frontière quasi linéaire, ne
représentant ni une frontière géographique, ni historique, ni
linguistique, mais stratégique. Celle-ci devait permettre à la France de
se prémunir d’une invasion étrangère, notamment venue de Hollande.
Vauban eut pour mission de moderniser ces forteresses, afin de former
une triple ligne défensive impénétrable qui montra toute son efficacité
lors de la guerre de succession d’Espagne (1701-1714).[5]
Vauban eut aussi pour tâche de fortifier
les côtes, notamment bretonnes, pour contrer un éventuel débarquement
de troupes anglaises dans la péninsule, organisant d’ailleurs avec
succès la défense de Camaret en 1694. Grand bâtisseur, Vauban va ainsi
construire et moderniser plus de 180 forteresses.
Constructeur de places, Vauban est aussi
un brillant preneur de places. Rationalisant la guerre de siège, il
élabore un système permettant de prendre rapidement des forteresses avec
un coût minimum en pertes humaines. Dans le septième chapitre de son Mémoire pour servir d’instruction à la conduite des sièges,
Vauban rappelle seize maximes générales sur la manière de conduire
correctement un siège. Nous n’en ferons pas le détail ici, mais nous
pouvons résumer ces maximes :
- Rationnel, Vauban explique, et cela peut nous paraître élémentaire aujourd’hui mais cela ne l’était pas à l’époque, qu’un siège se planifie de longue date, avec des plans de bataille, l’étude du terrain bordant les fortifications pour y placer au mieux les redoutes, les tranchées.
- Les tranchées doivent être larges et ne doivent pas être construites de telle manière que les pièces d’artillerie ennemies puissent y semer la mort.
- Ces tranchées doivent permettre la sortie rapide de ses occupants en cas de repli ou d’attaque.
- Il ne faut jamais attaquer une forteresse de front, afin de ne pas subir un feu de flanc, ni dans un angle rentrant.[6]
Là où Vauban innove, c’est qu’il
rationnalise l’art de la guerre, du moins l’art du siège et de la
défense d’une place. Expliquant dans l’avant-propos de son Mémoire pour servir d’instruction dans la conduite des sièges
que le siège d’une place est moins, sinon nullement, soumis aux aléas
qu’une bataille en rase campagne, Vauban considère donc qu’un siège doit
être systémique, rationnel, préparé. En cela nous pouvons affirmer que
Vauban se situe dans la même ligne directrice que son maître, qui, on
l’a vu, se plaisait à tout planifier à l’avance, au grand désarroi de
ses maréchaux.
L’artillerie subit elle aussi une
réforme dont elle avait besoin. Arme très négligée, ne formant pas un
corps d’armée à part entière, l’artillerie faisait jusqu’alors partie
intégrante de l’infanterie, servie par des fantassins lors des
campagnes. Sous l’impulsion de Louvois, des compagnies de canonniers et
de bombardiers — servant de mortiers et d’obusiers — voient le jour.
Tactiquement parlant, cela ne change
guère : les pièces de « vieille invention », lourds canons longs de
petit calibre, servent à la fois en tant que canon de campagne mais
aussi, et surtout, en tant qu’arme de siège. Comme vu dans un autre
article, il n’existe aucune distinction entre arme de siège et arme de
campagne avant les réformes de Gribeauval dans les années 1770.
Cependant, après la guerre de Hollande (1672-1678), un capitaine
espagnol au service de Louis le Grand, le capitaine Gonzales, protégé de
La Frezelière et soutenu par Louvois, entend produire de nouvelles
pièces, plus légères et plus maniables ainsi que moins voraces en
poudre. Mais face à la montée en puissance des guerres de sièges par
rapport aux guerres en rase campagne, ce projet n’aboutit pas.
Autre innovation dans le domaine de
l’artillerie : la progression de l’usage des mortiers tirant des obus
explosifs à mèche, en réponse à la fortification avancée des villes et
des places, à partir des années 1680.
Dans le prochain épisode de notre série, nous nous intéresserons à la Royale, la flotte de guerre française.
Nicolas Champion
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