PIERRE JOURDE
Islamophobie
J’ai participé il y a peu à une émission sur l’islamophobie. Il s’agissait de « Ce soir (ou jamais !) » de Frédéric Taddeï.
J’y allais, en tant qu’intellectuel, pour défendre une position nuancée
sur ce sujet. Ça a été l’occasion de s’apercevoir que les opinions
nuancées, ou disons légèrement empreintes de complexité, avaient du mal à
se faire entendre en démocratie, notamment sur un plateau de
télévision. Depuis cette émission, un commentateur de ce blog a
considéré que j’étais un « maurrassien » (voir la chronique précédente et le commentaire d’ « Olivier », dont j’ose espérer qu’il ne s’agit pas d’Olivier Adam himself).
Sur un autre site, je suis accusé de mentir délibérément, en
présentant, par « lâcheté », par peur des menaces de mort, l’Islam sous
un jour trop favorable. Bref, si vous n’êtes pas dans un camp radical,
vous êtes un ennemi, qui appartient nécessairement à l’autre camp
radical. Et voilà comment on vous pourrit une démocratie.
Il
y avait donc, sur ce plateau, une folle furieuse, Delcambre, pour
laquelle l’Islam incarnait en quelque sorte le mal en soi. De l’autre
côté, des spécialistes du déni, un humoriste, Yassine Belatar, et un
sociologue Pascal Boniface, pour lesquels la moindre critique adressée
au comportement de certains musulmans paraissait être la manifestation
d’une islamophobie primaire. Bien entendu, ces deux attitudes se
nourrissent l’une l’autre : la cinglée éructant sa haine de l’Islam
conforte les dénégateurs qui répandent l’image d’une France profondément
islamophobe.
Les
dénégateurs, qui ne voient pas le problème, et pour qui Mohammed Merah
ne peut pas être un vrai musulman, confortent ceux qui pensent que
l’Islam est décidément incompatible avec la démocratie, puisqu’il n’est
capable d’admettre aucune critique. L’un comme l’autre rendent un bien
mauvais service et à l’Islam, et à la démocratie. Je me sentais au
contraire parfaitement en accord avec Abdennour Bidar, qui croit à la
possibilité d’un « Islam sans soumission », mais prône une sérieuse
autocritique des musulmans.
Je
vais donc tenter de faire entendre par écrit ce qu’il est si difficile
de faire entendre à la télévision. A peu près tout ce que j’ai essayé de
dire, entre divers hurlements de la folle ou interruptions de
l’humoriste faisant semblant de croire que j’accusais tous les musulmans
du meurtre d’enfants juifs, n’importe quel argument, même le plus
délirant, étant bon à employer pour certains.
1)
Sur le concept d’ « islamophobie » : le mot est un piège, car il est
parfaitement constitué pour les amalgames. Sauf cas pathologique, comme
celui de Mme Delcambre, il n’existe pas à ma connaissance de maladie qui
se définirait par une haine viscérale de l’Islam. Il y a des réactions
de rejet, qui sont dues à des causes diverses, qu’il me semble difficile
de grouper sous un seul vocable. Pour ne mentionner que deux grandes
catégories, dessinées à gros traits :
-
Il y a les xénophobes, pour qui Islam signifie immigration,
délinquance, remplacement des clochers par les minarets, etc. On ne les
défendra pas, tout en admettant que les changements forts de symboles
sont parfois difficiles à digérer, et qu’il y faut de la pédagogie.
-
Il y a les républicains sincères, qui ne sont aucunement opposés à
l’immigration, aux droits des immigrés, à la libre pratique de toute
religion, mais que choquent certains comportements, en ce qui concerne
la laïcité, les droits des femmes, la liberté d’expression. Je me range
dans cette deuxième catégorie.
Bien entendu, à droite, la catégorie 1 peut, par machiavélisme, instrumentaliser la catégorie 2 et en prendre le masque.
Bien
entendu, à gauche, certains feront croire que la catégorie 2 n’est que
le masque de la 1, ou, vieille rengaine, « fait le jeu du Front
national ».
Je reste que convaincu que ces deux catégories existent bel et bien et sont majoritairement composé de de gens sincères.
Or, si Charlie Hebdo attaque
l’extrémisme dogmatique de certains musulmans, moque certaines
superstitions, et brocarde surtout la difficulté de critiquer l’Islam,
on lui fait un procès et on crie à l’«islamophobie». Le mot est utilisé
pour empêcher tout droit à la critique, et pour le lier de manière
perverse à la xénophobie. Vous critiquez l’Islam parce que vous n’aimez
pas l’Islam, et en réalité parce que vous n’aimez pas les étrangers, les
Arabes, les Africains, etc. Charlie Hebdo s’en prenait précisément à
cette difficulté de critiquer l’Islam. En lui intentant un procès, les
organisations islamiques prouvent qu’il a raison.
2)
Sur le rejet de l’Islam. En tant que réaction viscérale et absolue, il
ne me paraît pas, d’expérience, beaucoup plus répandu que l’Islam
radical. La chose est évidemment difficile à mesurer avec exactitude. En
tout cas, trente ans de fréquentation des écoles, des universités et
des milieux de la culture me permettent d’être relativement optimiste :
massivement, pour les élèves du secondaire, les étudiants, les
enseignants, les artistes, les écrivains, c’est-à-dire la jeunesse et
les intellectuels, et ce n’est pas rien dans une société, ce qui est
violemment rejeté, ce n’est pas l’Islam, mais la xénophobie et le
racisme. Cela permet tout de même de relativiser «l’islamophobie».
3)
Ayant relativisé l’islamophobie, je crois que nous pouvons, de même,
relativiser l’importance du radicalisme islamique. Il est voyant,
bruyant, agressif, dangereux, mais pour autant sans doute pas
représentatif.
Contrairement à ce qui est affirmé sur le site qui m’incrimine, je maintiens ce que j’ai dit dans l’émission :
-
Oui, comme toute spiritualité, l’Islam est respectable. Je n’entends
évidemment pas par « spiritualité » les coutumes et le détail des
dogmes. Je n’entends pas les lectures littérales et les pratiques
tatillonnes, qui servent souvent à exonérer du travail spirituel par le
fétichisme des gestes et des interdits. Je n’entends pas par
spiritualité l’escroquerie ou le délire des sectes. J’entends par
spiritualité ce qu’on en commun les grandes religions, hindouisme,
christianisme, bouddhisme, islam, judaïsme, shintoïsme, chamanisme, etc,
sans parler des religions mortes : quêtes de sens, quêtes de sagesse,
tentatives de réponse à l’énigme de la condition humaine, tentative de
dépassement de soi et de réconciliation avec le monde. Et les larmes de
joie d’un pèlerin de La Mecque me sont aussi belles que la bonté
souriante d’une vieille religieuse catholique. J’ai été ému durant une
prière dans une petite mosquée d’Istambul, comme je l’ai été en
assistant chez mes amis à la cérémonie d’Hanouka. Après, on peut se
sentir plus proche de telle ou telle forme de spiritualité, sans y
adhérer, ce qui est le cas, en ce qui me concerne, pour le judaïsme et
le catholicisme.
-
Non, l’Islam n’est pas par essence intolérant. L’empire Ottoman, alors
même que le sultan était Commandeurs des Croyants, était plus tolérant
que les états chrétiens à la même époque, et il y a aujourd’hui dans le
monde des pays où l’on pratique un Islam assez bon enfant, en dépit de
certaines crispations. Hélas, ils sont minoritaires, et il est vrai que
dans le monde, Islam signifie encore majoritairement théocratie
étouffante, intolérance, traque des mal-pensants, lapidation des femmes
adultères. L’Islam n’a pas connu les Libertins du XVIIe siècle, les
philosophes du XVIIIe siècle, les bouffeurs de curés
radicaux-socialistes. C’est bien pourquoi il est nécessaire de le
soumettre à la même épreuve que les catholiques : critiques, moqueries,
caricatures, agressives, obscènes et de mauvais goût. Les lui épargner,
c’est reconnaître qu’il est à part, incompatible avec la démocratie.
S’il les admet, il démontre au contraire qu’il est une religion comme
une autre dans la démocratie.
Je
respecte la spiritualité musulmane (et chrétienne) et je veux voir
aussi dans des gazettes des caricatures de Mahomet (ou de Jésus) à poil
sodomisant un porc. Gratuit et obscène ? Justement, c’est à son
indifférence à l’obscénité gratuite qu’on juge la maturité démocratique
d’une croyance. Souvenez-vous, au dernier acte de Cyrano de Bergerac,
du libertin Cyrano provoquant une religieuse par son impiété, laquelle
ne lui répond que par la charité et l’amour, les deux finalement
complices l’un de l’autre, jouant de leurs différences, se respectant au
fond. C’est possible. Tant pis pour les pusillanimes, les hypocrites,
les extrémistes et les pharisiens.
-
Oui, la majorité des musulmans de France souhaite l’intégration, et
pratique sa religion sans poser de problèmes particuliers à la
démocratie. Oui, il y a en France des imams et des recteurs ouverts,
tolérants, prônant une lecture du Coran selon l’esprit et non selon la
lettre, et une compatibilité des pratiques avec la laïcité.
-
Oui, l’Islam a engendré de remarquables productions culturelles, la
poésie et les miniatures persanes, une architecture admirable (il faut
voir Al Aqsa ! et le cimetière d’Eyüp ! et Al Azhar !), le prolongement
de la pensée aristotélicienne, les spéculations mathématiques, le
soufisme, la musique syrienne, etc. Je ne vois même pas comment
quelqu’un de sain d’esprit pourrait songer à le nier.
4)
Pour autant, masquer tous les problèmes en brandissant le spectre de
l’islamophobie est un peu trop facile. Et à force de déni, on ne fait
qu’envenimer la situation, en donnant le sentiment que l’Islam est
incapable de se remettre en question. Peut-être serait-il bon qu’il le
fasse un peu plus.
Lorsqu’un
salaud, un tueur comme Merah abat froidement des enfants qui ont le
tort d’être juifs, au nom de l’Islam, je veux bien admettre que c’est un
extrémiste isolé, et bien entendu il ne s’agit pas de le considérer
comme représentatif de la communauté musulmane. Mais à la limite ce
n’est pas Merah le problème, ni même la frange de criminels salafistes
qui lui ont bourré le crâne. Mais que penser lorsque de jeunes musulmans
considèrent cette ordure comme un « héros de l’Islam » et se
réjouissent ouvertement qu’il ait niqué la France ? Ils n’existent pas ?
Ce sont eux aussi des victimes, comme le pense la mère de l’un des
jeunes gens abattus par Merah, qui est allée les voir, et à qui ils ont
dit leur haine des Juifs ? Il n’y a pas de problème, là ? Et ce genre de
choses n’est pas ravageur pour l’image de l’Islam en France ? Les
Musulmans doivent-ils se taire là-dessus ? N’ont-ils rien à dire ?
Lorsqu’on fait des procès à Charlie Hebdo,
qu’on brûle ses locaux, qu’on menace de mort Robert Redecker, qu’on
frappe un professeur qui émet des doutes sur le caractère démocratique
du Maroc, que les « Indigènes de la République » viennent, manu
militari, à la Fête de l’humanité, empêcher Caroline Fourest de parler,
parce qu’elle a eu le tort de critiquer certaines pratiques de certains
musulmans, notamment vis-à-vis des femmes, j’en passe, il faudrait
considérer tout cela, comme nous y invitait l’humoriste, comme sans
importance, isolé ?
Il
me semble pourtant que l’Islam français pourrait, ce serait sain,
s’interroger: jusqu’à quel point fait-il l’effort de soutenir la liberté
d’expression ? Celle-ci n’est-elle pas en train de régresser
dangereusement, si on compare notre situation à celle de 1900, avec les
ravageuses caricatures anti-chrétiennes de l’Assiette au Beurre, ou des années 60, avec les provocations non moins anti curés de Hara-Kiri ?
Et tout cela avec de braves gens patelins qui, au nom du « respect »,
de la nécessité de « ne pas verser d’huile sur le feu », enterrent
discrètement cette liberté durement conquise. A quand une loi contre le
blasphème ? Il y a des pressions très explicites dans ce sens.
-
Admettons que ceux qui agressent les médecins pour que leur sœur ou
leur mère soit examinée par un médecin femme, ceux qui veulent exclure
leur fille du sport et qui réclament des heures de piscine séparées pour
garçons et filles soient minoritaires. Mais ils sont là, et ils font
pression. Faut-il ignorer la question en disant qu’ils ne représentent
rien ?
-
Le sociologue présent sur le plateau estimait que le port du voile par
les femmes était une liberté qui ne gênait personne. Soit. Après tout,
s’il s’agit de tradition, rien à dire. Il y a là tout de même une
étrange manière d’escamoter la condition des femmes. D’ignorer toutes
celles qui se battent contre la loi du père et des frères. Qui cherchent
à s’émanciper, à échapper au mariage arrangé au bled. Infiniment
minoritaires ? Sans doute, mais elles existent. En ce qui me concerne,
je suis scandalisé par les femmes recouvertes du voile intégral que je
croise régulièrement à Paris. Il me signifie que le corps des femmes est
tabou (pas celui des hommes, n’est-ce pas), qu’il appartient au seul
mari, que la femme est objet de déshonneur potentiel qu’il faut
claquemurer comme une possession. Elle le désire ? Elle veut le porter ?
Peut-être. La « servitude volontaire », comme disait La Boétie, ne date
pas d’hier. Mais cette tenue déshumanise les femmes, les prive de ce
qui fait l’humain et la relation à l’autre : le visage. Elle équivaut,
très exactement, à l’obscénité de certains films pornographiques, dans
laquelle la femme accepte de s’humilier et d’abdiquer son corps en se
soumettant au seul diktat de l’obsession possessive de l’homme. Pourquoi
l’Islam n’admettrait-il pas qu’il a quelques efforts à faire de ce
côté-là, au lieu de se crisper sur «l’islamophobie»?
Ce qu’ont beaucoup de mal à admettre des gens comme l’humoriste et le
sociologue, c’est que tous ceux qui émettent des critiques sur certaines
attitudes de certains musulmans ne sont pas Delcambre. Charb n’est pas
Delcambre. Moi non plus. Il y a des républicains anti-racistes, ouverts
aux mélanges culturels, favorables à la présence de gens issus de
l’immigration dans toutes les professions et à tous les postes qui se
trouvent bien embêtés lorsqu’ils sont amenés à se demander si, dans la
communauté musulmane, certains éléments ne font pas facteurs de
régression de la liberté d’expression, de régression de la liberté des
femmes, de régression des droits des femmes et des homosexuels, et de
recrudescence de l’antisémitisme. Il leur faut pourtant continuer à
soutenir en même temps ces deux luttes, pour l’intégration et les droits
des immigrés, pour le maintien de libertés durement conquises. Et ce
n’est pas facile. On leur aboie dessus des deux côtés.
Voilà, chers commentateurs. Libre à vous à présent de hurler au racisme,
au lepénisme rampant, ou, au contraire, à la bien-pensance, au laxisme
coupable et à la lâcheté islamophile, je m’attends à tout. Je terminerai
par cette formule de Jean Prévost qui m’a été soufflée par Jérôme
Garcin, et dont je pourrais faire ma devise :
« soutenir violemment des opinions modérées ». C’est tout l’esprit de ce blog.
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