jeudi 6 décembre 2012

PIERRE JOURDE

Islamophobie


J’ai participé il y a peu à une émission sur l’islamophobie. Il s’agissait de « Ce soir (ou jamais !) » de Frédéric Taddeï

 J’y allais, en tant qu’intellectuel, pour défendre une position nuancée sur ce sujet. Ça a été l’occasion de s’apercevoir que les opinions nuancées, ou disons légèrement empreintes de complexité, avaient du mal à se faire entendre en démocratie, notamment sur un plateau de télévision. Depuis cette émission, un commentateur de ce blog a considéré que j’étais un « maurrassien » (voir la chronique précédente et le commentaire d’ « Olivier », dont j’ose espérer qu’il ne s’agit pas d’Olivier Adam himself). 

Sur un autre site, je suis accusé de mentir délibérément, en présentant, par « lâcheté », par peur des menaces de mort, l’Islam sous un jour trop favorable. Bref, si vous n’êtes pas dans un camp radical, vous êtes un ennemi, qui appartient nécessairement à l’autre camp radical. Et voilà comment on vous pourrit une démocratie.

Il y avait donc, sur ce plateau, une folle furieuse, Delcambre, pour laquelle l’Islam incarnait en quelque sorte le mal en soi. De l’autre côté, des spécialistes du déni, un humoriste, Yassine Belatar, et un sociologue Pascal Boniface, pour lesquels la moindre critique adressée au comportement de certains musulmans paraissait être la manifestation d’une islamophobie primaire. Bien entendu, ces deux attitudes se nourrissent l’une l’autre : la cinglée éructant sa haine de l’Islam conforte les dénégateurs qui répandent l’image d’une France profondément islamophobe.

Les dénégateurs, qui ne voient pas le problème, et pour qui Mohammed Merah ne peut pas être un vrai musulman, confortent ceux qui pensent que l’Islam est décidément incompatible avec la démocratie, puisqu’il n’est capable d’admettre aucune critique. L’un comme l’autre rendent un bien mauvais service et à l’Islam, et à la démocratie. Je me sentais au contraire parfaitement en accord avec Abdennour Bidar, qui croit à la possibilité d’un « Islam sans soumission », mais prône une sérieuse autocritique des musulmans.

Je vais donc tenter de faire entendre par écrit ce qu’il est si difficile de faire entendre à la télévision. A peu près tout ce que j’ai essayé de dire, entre divers hurlements de la folle ou interruptions de l’humoriste faisant semblant de croire que j’accusais tous les musulmans du meurtre d’enfants juifs, n’importe quel argument, même le plus délirant, étant bon à employer pour certains.

1)      Sur le concept d’ « islamophobie » : le mot est un piège, car il est parfaitement constitué pour les amalgames. Sauf cas pathologique, comme celui de Mme Delcambre, il n’existe pas à ma connaissance de maladie qui se définirait par une haine viscérale de l’Islam. Il y a des réactions de rejet, qui sont dues à des causes diverses, qu’il me semble difficile de grouper sous un seul vocable. Pour ne mentionner que deux grandes catégories, dessinées à gros traits :

- Il y a les xénophobes, pour qui Islam signifie immigration, délinquance, remplacement des clochers par les minarets, etc. On ne les défendra pas, tout en admettant que les changements forts de symboles sont parfois difficiles à digérer, et qu’il y faut de la pédagogie.

- Il y a les républicains sincères, qui ne sont aucunement opposés à l’immigration, aux droits des immigrés, à la libre pratique de toute religion, mais que choquent certains comportements, en ce qui concerne la laïcité, les droits des femmes, la liberté d’expression. Je me range dans cette deuxième catégorie.

Bien entendu, à droite, la catégorie 1 peut, par machiavélisme, instrumentaliser la catégorie 2 et en prendre le masque.

Bien entendu, à gauche, certains feront croire que la catégorie 2 n’est que le masque de la 1, ou, vieille rengaine, « fait le jeu du Front national ».

Je reste que convaincu que ces deux catégories existent bel et bien et sont majoritairement composé de de gens sincères.

Or, si Charlie Hebdo attaque l’extrémisme dogmatique de certains musulmans, moque certaines superstitions, et brocarde surtout la difficulté de critiquer l’Islam, on lui fait un procès et on crie à l’«islamophobie». Le mot est utilisé pour empêcher tout droit à la critique, et pour le lier de manière perverse à la xénophobie. Vous critiquez l’Islam parce que vous n’aimez pas l’Islam, et en réalité parce que vous n’aimez pas les étrangers, les Arabes, les Africains, etc. Charlie Hebdo s’en prenait précisément à cette difficulté de critiquer l’Islam. En lui intentant un procès, les organisations islamiques prouvent qu’il a raison.

2)      Sur le rejet de l’Islam. En tant que réaction viscérale et absolue, il ne me paraît pas, d’expérience, beaucoup plus répandu que l’Islam radical. La chose est évidemment difficile à mesurer avec exactitude. En tout cas, trente ans de fréquentation des écoles, des universités et des milieux de la culture me permettent d’être relativement optimiste : massivement, pour les élèves du secondaire, les étudiants, les enseignants, les artistes, les écrivains, c’est-à-dire la jeunesse et les intellectuels, et ce n’est pas rien dans une société, ce qui est violemment rejeté, ce n’est pas l’Islam, mais la xénophobie et le racisme. Cela permet tout de même de relativiser «l’islamophobie».


3)      Ayant relativisé l’islamophobie, je crois que nous pouvons, de même, relativiser l’importance du radicalisme islamique. Il est voyant, bruyant, agressif, dangereux, mais pour autant sans doute pas représentatif.

Contrairement à ce qui est affirmé sur le site qui m’incrimine, je maintiens ce que j’ai dit dans l’émission :

- Oui, comme toute spiritualité, l’Islam est respectable. Je n’entends évidemment pas par « spiritualité » les coutumes et le détail des dogmes. Je n’entends pas les lectures littérales et les pratiques tatillonnes, qui servent souvent à exonérer du travail spirituel par le fétichisme des gestes et des interdits. Je n’entends pas par spiritualité l’escroquerie ou le délire des sectes. J’entends par spiritualité ce qu’on en commun les grandes religions, hindouisme, christianisme, bouddhisme, islam, judaïsme, shintoïsme, chamanisme, etc, sans parler des religions mortes : quêtes de sens, quêtes de sagesse, tentatives de réponse à l’énigme de la condition humaine, tentative de dépassement de soi et de réconciliation avec le monde. Et les larmes de joie d’un pèlerin de La Mecque me sont aussi belles que la bonté souriante d’une vieille religieuse catholique. J’ai été ému durant une prière dans une petite mosquée d’Istambul, comme je l’ai été en assistant chez mes amis à la cérémonie d’Hanouka. Après, on peut se sentir plus proche de telle ou telle forme de spiritualité, sans y adhérer, ce qui est le cas, en ce qui me concerne, pour le judaïsme et le catholicisme.

- Non, l’Islam n’est pas par essence intolérant. L’empire Ottoman, alors même que le sultan était Commandeurs des Croyants, était plus tolérant que les états chrétiens à la même époque, et il y a aujourd’hui dans le monde des pays où l’on pratique un Islam assez bon enfant, en dépit de certaines crispations. Hélas, ils sont minoritaires, et il est vrai que dans le monde, Islam signifie encore majoritairement théocratie étouffante, intolérance, traque des mal-pensants, lapidation des femmes adultères. L’Islam n’a pas connu les Libertins du XVIIe siècle, les philosophes du XVIIIe siècle, les bouffeurs de curés radicaux-socialistes. C’est bien pourquoi il est nécessaire de le soumettre à la même épreuve que les catholiques : critiques, moqueries, caricatures, agressives, obscènes et de mauvais goût. Les lui épargner, c’est reconnaître qu’il est à part, incompatible avec la démocratie. S’il les admet, il démontre au contraire qu’il est une religion comme une autre dans la démocratie.

Je respecte la spiritualité musulmane (et chrétienne) et je veux voir aussi dans des gazettes des caricatures de Mahomet (ou de Jésus) à poil sodomisant un porc. Gratuit et obscène ? Justement, c’est à son indifférence à l’obscénité gratuite qu’on juge la maturité démocratique d’une croyance. Souvenez-vous, au dernier acte de Cyrano de Bergerac, du libertin Cyrano provoquant une religieuse par son impiété, laquelle ne lui répond que par la charité et l’amour, les deux finalement complices l’un de l’autre, jouant de leurs différences, se respectant au fond. C’est possible. Tant pis pour les pusillanimes, les hypocrites, les extrémistes et les pharisiens.

- Oui, la majorité des musulmans de France souhaite l’intégration, et pratique sa religion sans poser de problèmes particuliers à la démocratie. Oui, il y a en France des imams et des recteurs ouverts, tolérants, prônant une lecture du Coran selon l’esprit et non selon la lettre, et une compatibilité des pratiques avec la laïcité.

- Oui, l’Islam a engendré de remarquables productions culturelles, la poésie et les miniatures persanes, une architecture admirable (il faut voir Al Aqsa ! et le cimetière d’Eyüp ! et Al Azhar !), le prolongement de la pensée aristotélicienne, les spéculations mathématiques, le soufisme, la musique syrienne, etc. Je ne vois même pas comment quelqu’un de sain d’esprit pourrait songer à le nier. 

4) Pour autant, masquer tous les problèmes en brandissant le spectre de l’islamophobie est un peu trop facile. Et à force de déni, on ne fait qu’envenimer la situation, en donnant le sentiment que l’Islam est incapable de se remettre en question. Peut-être serait-il bon qu’il le fasse un peu plus.

Lorsqu’un salaud, un tueur comme Merah abat froidement des enfants qui ont le tort d’être juifs, au nom de l’Islam, je veux bien admettre que c’est un extrémiste isolé, et bien entendu il ne s’agit pas de le considérer comme représentatif de la communauté musulmane. Mais à la limite ce n’est pas Merah le problème, ni même la frange de criminels salafistes qui lui ont bourré le crâne. Mais que penser lorsque de jeunes musulmans considèrent cette ordure comme un « héros de l’Islam » et se réjouissent ouvertement qu’il ait niqué la France ? Ils n’existent pas ? Ce sont eux aussi des victimes, comme le pense la mère de l’un des jeunes gens abattus par Merah, qui est allée les voir, et à qui ils ont dit leur haine des Juifs ? Il n’y a pas de problème, là ? Et ce genre de choses n’est pas ravageur pour l’image de l’Islam en France ? Les Musulmans doivent-ils se taire là-dessus ? N’ont-ils rien à dire ?

Lorsqu’on fait des procès à Charlie Hebdo, qu’on brûle ses locaux, qu’on menace de mort Robert Redecker, qu’on frappe un professeur qui émet des doutes sur le caractère démocratique du Maroc, que les « Indigènes de la République » viennent, manu militari, à la Fête de l’humanité, empêcher Caroline Fourest de parler, parce qu’elle a eu le tort de critiquer certaines pratiques de certains musulmans, notamment vis-à-vis des femmes, j’en passe, il faudrait considérer tout cela, comme nous y invitait l’humoriste, comme sans importance, isolé ?

Il me semble pourtant que l’Islam français pourrait, ce serait sain, s’interroger: jusqu’à quel point fait-il l’effort de soutenir la liberté d’expression ? Celle-ci n’est-elle pas en train de régresser dangereusement, si on compare notre situation à celle de 1900, avec les ravageuses caricatures anti-chrétiennes de l’Assiette au Beurre, ou des années 60, avec les provocations non moins anti curés de Hara-Kiri ? Et tout cela avec de braves gens patelins qui, au nom du « respect », de la nécessité de « ne pas verser d’huile sur le feu », enterrent discrètement cette liberté durement conquise. A quand une loi contre le blasphème ? Il y a des pressions très explicites dans ce sens.

- Admettons que ceux qui agressent les médecins pour que leur sœur ou leur mère soit examinée par un médecin femme, ceux qui veulent exclure leur fille du sport et qui réclament des heures de piscine séparées pour garçons et filles soient minoritaires. Mais ils sont là, et ils font pression. Faut-il ignorer la question en disant qu’ils ne représentent rien ?

- Le sociologue présent sur le plateau estimait que le port du voile par les femmes était une liberté qui ne gênait personne. Soit. Après tout, s’il s’agit de tradition, rien à dire. Il y a là tout de même une étrange manière d’escamoter la condition des femmes. D’ignorer toutes celles qui se battent contre la loi du père et des frères. Qui cherchent à s’émanciper, à échapper au mariage arrangé au bled. Infiniment minoritaires ? Sans doute, mais elles existent. En ce qui me concerne, je suis scandalisé par les femmes recouvertes du voile intégral que je croise régulièrement à Paris. Il me signifie que le corps des femmes est tabou (pas celui des hommes, n’est-ce pas), qu’il appartient au seul mari, que la femme est objet de déshonneur potentiel qu’il faut claquemurer comme une possession. Elle le désire ? Elle veut le porter ? Peut-être. La « servitude volontaire », comme disait La Boétie, ne date pas d’hier. Mais cette tenue déshumanise les femmes, les prive de ce qui fait l’humain et la relation à l’autre : le visage. Elle équivaut, très exactement, à l’obscénité de certains films pornographiques, dans laquelle la femme accepte de s’humilier et d’abdiquer son corps en se soumettant au seul diktat de l’obsession possessive de l’homme. Pourquoi l’Islam n’admettrait-il pas qu’il a quelques efforts à faire de ce côté-là, au lieu de se crisper sur «l’islamophobie»?

                Ce qu’ont beaucoup de mal à admettre des gens comme l’humoriste et le sociologue, c’est que tous ceux qui émettent des critiques sur certaines attitudes de certains musulmans ne sont pas Delcambre. Charb n’est pas Delcambre. Moi non plus. Il y a des républicains anti-racistes, ouverts aux mélanges culturels, favorables à la présence de gens issus de l’immigration dans toutes les professions et à tous les postes qui se trouvent bien embêtés lorsqu’ils sont amenés à se demander si, dans la communauté musulmane, certains éléments ne font pas facteurs de régression de la liberté d’expression, de régression de la liberté des femmes, de régression des droits des femmes et des homosexuels, et de recrudescence de l’antisémitisme. Il leur faut pourtant continuer à soutenir en même temps ces deux luttes, pour l’intégration et les droits des immigrés, pour le maintien de libertés durement conquises. Et ce n’est pas facile. On leur aboie dessus des deux côtés.

                Voilà, chers commentateurs. Libre à vous à présent de hurler au racisme, au lepénisme rampant, ou, au contraire, à la bien-pensance, au laxisme coupable et à la lâcheté islamophile, je m’attends à tout. Je terminerai par cette formule de Jean Prévost qui m’a été soufflée par Jérôme Garcin, et dont je pourrais faire ma devise : 

« soutenir violemment des opinions modérées ». C’est tout l’esprit de ce blog. 

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