jeudi 8 novembre 2012

L'EUROPE ENTRE HITLER ET STALINE

Le sang et le sens
[mercredi 07 novembre 2012

Couverture ouvrage
Terres de sang: L'Europe entre Hitler et Staline
Timothy Snyder
Éditeur : Gallimard
720 pages / 30,40 € sur
 
Résumé : Un livre qui bouleverse notre compréhension de la Seconde Guerre Mondiale en démontrant que les grands massacres de 1930-1945 et le remodelage de la carte de l’Europe après 1945 furent "une coproduction des Soviétiques et des nazis".  



Ce livre jette un éclairage nouveau sur la Shoah et les grands massacres de civils perpétrés par l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie entre 1930 et 1945 et en tire une vision originale de la Seconde Guerre Mondiale et de l’ère des totalitarismes en Europe.

 Les "terres de sang", ce territoire correspondant à la Pologne, l’Ukraine, les Pays Baltes, la Biélorussie  et la frange occidentale de la Russie, subirent entre 1930 et 1945 une effrayante accumulation de violence que Snyder restitue dans un récit "acquis à jamais"  : il donne à ces massacres (14 millions de tués) leur place dans l’histoire européenne. Le livre éclaire et la continuité, et ce qu’il faut bien appeler la rationalité de la séquence qui a vu se succéder ou, plutôt, s’enchaîner la collectivisation des terres en URSS en 1929, la famine provoquée en Ukraine (3,3 millions de morts en 1932-1933), la Grande Terreur stalinienne de 1937-1938 (1,5 millions de victimes, exécutées ou déportées au Goulag), le dépeçage de la Pologne et l’extermination de ses élites par les nazis et les Soviétiques en 1939-1941, et la "guerre idéologique" 

(Weltanschauungskrieg) déchaînée par l’Allemagne à partir de juin 1941, avec son cortège de meurtres politiques : Shoah par balles dès l’été 1941 dans les territoires conquis sur l’URSS, tueries de civils, affamement organisé de millions de prisonniers de guerre et de civils en Biélorussie, et enfin, mise en œuvre à grande échelle de l’extermination des Juifs dans les cinq usines de mort polonaises à partir de la fin 1941. 14 millions de morts politiques, c’est-à-dire délibérément assassinés : ce chiffre ne compte donc pas les combattants ni les personnes tuées sans intention directe, victimes de bombardements, de maladie, mortes au cours de leur déportation.

La dimension des massacres politiques perpétrés en Europe centrale apparaît pour ainsi dire pour la première fois, du moins avec un relief, un sens inédits. Pourtant, on savait à peu près tout, parfois depuis longtemps ; pourtant, Timothy Snyder n’a pas exhumé des archives inédites, il a surtout lu d’autres livres d’histoire. Certes, sa connaissance d’à peu près toutes les langues slaves, outre l’allemand, lui a permis d’exploiter la production importante des historiographies polonaises, ukrainiennes, biélorusses, très vivantes car stimulées par l’ouverture des archives et le besoin de reconstruction de la mémoire nationale après la chute de l’empire soviétique. 


Beaucoup de livres importants sur le communisme, la Shoah, le nazisme ont paru ces quinze dernières années, notamment ceux de Florent Brayard, de Christopher Browning, de Saul Friedlander, de Christian Ingrao, de Mark Mazower, de Nicolas Werth  , pour en rester à des publications en français. En un sens, Snyder n’a fait qu’une brillante synthèse de tout ces livres, mais la synthèse est créatrice : elle transforme les pièces d’un puzzle en un tableau d’ensemble.

Entre deux empires
L’originalité du livre tient à sa perspective territoriale mais il ne propose nullement une explication par l’espace ou quelque fétichisation de territoires qui seraient maudits par destination. Au contraire, il traite très peu, voire trop peu, des facteurs locaux de la violence : la longue histoire de l’antisémitisme traditionnel, les pogroms, les rancœurs interethniques, les périodes de violence diffuse faute de contrôle étatique, l’intrication — encore vivace aujourd’hui — entre nationalisme et antisémitisme. 

La singularité des terres de sang consiste avant tout dans leur situation de point de contact entre deux empires. 

Elles se trouvèrent ainsi occupées non pas une fois mais plusieurs, comme la Pologne orientale, occupée par les Soviétiques en 1939, puis par les nazis en 1941, puis à nouveau par les Soviétiques en 1945. Snyder montre comment les sociétés furent dévastées en profondeur, non seulement par la violence physique de la répression et des prédations, mais aussi moralement : des individus, des villages, des groupes entiers ont été forcés à plusieurs reprises de faire un choix impossible entre se soumettre, collaborer ou résister. 

Le livre évoque par exemple ces hommes biélorusses qui, après avoir participé aux tueries de Juifs de l’été 1941 ou servi dans les usines de morts de Treblinka, Belzec, Chelmno, Sobibor et Birkenau, se retrouvèrent dans les maquis soviétiques… où ils avaient été recrutés par des officiers juifs.

"L’Europe de Molotov-Ribbentrop fut une coproduction des Soviétiques et des nazis" . "Europe de Molotov-Ribbentrop" : l’expression souligne l’importance de l’alliance entre nazis et Soviétiques de 1939 à 1941, puis la lutte à mort qui les opposa en une "complicité belligérante", que symbolise la ligne Molotov-Ribbentrop. Cette ligne au milieu des terres du sang délimitait les zones  d’influence allemande et soviétique de la Baltique à la Mer Noire, elle fut négociée en août puis en septembre 1939 (c’est-à-dire juste avant puis après l’invasion de la Pologne) 

Cette complicité belligérante, Snyder l’explique à la fois par le haut, à savoir l’existence de deux projets impériaux, rivaux mais homologues, et par le bas, à savoir les conditions de leur confrontation sur le terrain, l’engrenage d’initiatives, de réactions, d’imitations, de surenchères de part et d’autre. Hitler et Staline avaient tous deux l’ambition de construire un empire autarcique, qui exigeait, pour le premier la colonisation de tout le continent, et pour le second l’autocolonisation des marches occidentales (non russes) de l’URSS. Comme l’écrit Snyder dans une formule ironique et profonde, "Staline avait son ‘socialisme dans un seul pays’, Hitler pensait à une sorte de national-socialisme dans plusieurs pays" .

"Une coopération mutuellement avantageuse"
"Qu’est-ce qui, dans les systèmes nazi et soviétique, permit une coopération mutuellement avantageuse entre 1939 et 1941, mais aussi la guerre la plus destructrice de l’histoire de l’humanité, entre 1941 et 1945 ?"  C’est cette double énigme que Snyder entreprend d’expliquer. La Shoah met l’idéologie et la politique nazies à part, mais les deux régimes ont en commun la pratique à grande échelle de l’ingénierie démographique par les moyens les plus brutaux, la famine provoquée et la déportation de populations entières. De 1929 jusqu’à l’après guerre, Staline mena de façon continue des politiques de terreur ethnique à base de répression et de déportation. La dékoulakisation elle-même, en dépit de sa référence à une classe sociale imaginaire, n’était pas sans une base ethnique : les Polonais et les Ukrainiens étaient surreprésentés parmi les koulaks réprimés. Un dicton des officiers du NKVD dit bien ce glissement : "Polonais un jour, koulak toujours" .

 Il s’agissait pour Staline de briser la paysannerie et de détruire ou d’éloigner des frontières les peuples susceptibles de collaborer avec l’ennemi : Coréens à la frontière sino-soviétique, alors menacée par le Japon, Polonais, Baltes, Soviétiques d’origine finlandaise, musulmans, etc. 

L’Ukraine fut le laboratoire, observé attentivement par les nazis, de la politique de la faim en 1932-1933, destinée non seulement à punir l’Ukraine et ses paysans mais à modifier en profondeur le "matériau ethnographique" du pays et à permettre l’industrialisation à marche forcée.


Philippe DE LARA
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