vendredi 7 septembre 2012

ORWELL : ANARCHISTE ...DE DROITE

Orwell, anarchiste singulier (3/11)


24 août 2012 
Auteur : Thibault Saint-Just  
 
Après la partie 1 et la partie 2, voici la partie 3 de ce feuilleton en 11 parties sur Orwell, par Thibault Saint-Just.
Le Quai de Wigan a donc constitué une étape majeure dans la conversion d’Orwell au socialisme. Si Orwell se définit d’une part comme un homme résolument « de gauche » et d’autre part comme anarchiste tory, interrogeons-nous sur les implications réelles de cet anarchisme, afin de préciser de quoi la common decency est le nom. Historiquement, l’opposition tories (conservateurs) / whigs (progressistes) remonte au 17ème siècle. Initialement Parti du « mouvement », le second était favorable au capitalisme libéral de Marché et partisan d’accomplir les réformes morales nécessaires au capitalisme. En face, les tories entendaient continuer à défendre un ordre social communautaire et hiérarchisé.1 Si pour Rosat, l’expression d’ « anarchiste tory » doit se limiter à Orwell avant 19362, de multiples éléments indiquent qu’au contraire, cette autodéfinition – au départ simple provocation d’Orwell – est probablement ce qui définit au mieux son « tempérament politique », comme le pensent Simon Leys et Jean-Claude Michéa.3
Anarchiste tory : un anarchisme « de gauche » de droite ?
Orwell parle des « anarchistes de gauche » de Barcelone.4 Plus précisément, il résume leur vision en trois points a) Le contrôle direct sur chaque industrie b) Un gouvernement par les comités locaux, contre un régime autoritaire centralisé c) Une « hostilité sans compromis à l’égard de la bourgeoisie et de l’Église » – aspect le plus important.5 Mais comme l’admet Orwell, l’anarchisme est polysémique et donc, confus et vague.6 Richard distingue trois formes d’anarchisme a) Le « brut », ou anarcho-individualisme. Incarné par Max Stirner et le « Moi tout puissant », cette « association d’égoïstes » refuse toute autorité institutionnalisée ; l’individu est roi, auto-référent seul dépositaire des limites de sa liberté. Une conception aux antipodes d’Orwell.7 Comme l’analyse Margalit, il s’agit d’une « aristocratie généralisée, puisque chacun de ses membres est souverain8 ». Il s’agit alors d’une société de pur marché, dénuée d’institutions jugées humiliantes b) L’anarchisme « de gauche », issu des Lumières, projet émancipateur et d’exercice du pouvoir direct, prêt à employer la violence, révolutionnaire ou non c) Enfin, l’anarchisme de droite, dit « aristocratisme libertaire », critique de la mutation anthropologique induite par 1789.9 Ce dernier a pour valeurs humaines essentielles l’honneur, la liberté, la fidélité et l’héroïsme, via notamment le courage physique.10 Il ne s’agit bien entendu que d’une proposition typologique. Avishai Margalit, pour sa part, s’arrête – volontairement – à une distinction double, entre a) anarchisme « collectiviste » d’une part et b) anarchisme égoïste d’autre part (Max Stirner), deux courants qu’il juge principaux.11 Nous conserverons néanmoins la typologie richardienne en raison des nombreux éléments de comparaison qu’elle offre avec Orwell.
Les valeurs humaines essentielles précitées s’appliquent à Orwell – il n’est que de reprendre son expérience espagnole. Il alla combattre sur le front, ce qui lui occasionna une blessure à la main12 et une balle en travers de la gorge.13 Pour autant, il voulut tout de même s’engager pour le front lors de la Deuxième Guerre Mondiale14 malgré sa faible constitution, ce qui lui fut refusé. Il s’engagea alors chez les Volontaires de la défense locale (la Home Guard).15 Mais le caractère d’anarchiste de droite dépasse les nécessités de la guerre et le courage physique. Si Orwell refuse l’idée que « le monde, […] c’est le moi »16, il rejoint l’opposition à l’hédonisme, idéal destructeur à terme pour la civilisation.17 C’est d’ailleurs ce respect du courage et sa critique du « je-m’en-foutisme hédoniste »18 qui le pousse à respecter les combattants franquistes.19 Et c’est en outre l’idée qu’il faut à l’homme lutte, sacrifice, loyauté et decorum qui crée chez Orwell une compréhension de l’attrait exercé par les totalitarismes, bien plus que dans les sociétés démocrates, pro-hédonistes.20 D’ailleurs, tout comme le fascisme historique et les anarchistes de droite21, Orwell construit sa légitimité intellectuelle à l’épreuve des faits, et non à partir d’une théorie préétablie. La common decency, particulièrement, lui viendra de son immersion chez les désœuvrés, les ouvriers et à l’épreuve du feu.
Un anarchisme par-delà droite et gauche
De nombreuses oppositions existent néanmoins, inconciliables. Les anarchistes de droite refusent toute morale commune, qu’ils assimilent à celle des « bien-pensants »22. Or la common decency (que Michéa traduit parfois par morale commune), est le fer de lance de George Orwell. Au gré de ses expériences, il constata qu’elle était davantage présente dans la classe ouvrière et, pour partie, dans la classe moyenne.23 Mais l’élitisme des anarchistes de droite les pousse à s’opposer au « troupeau », qu’Orwell nomme les gens ordinaires. Céline par exemple déclarait que « le prolétariat héroïque n’existe pas. C’est un songe creux, une faribole. »24 Pourtant, rappelait Orwell, la plupart des combattants miliciens anti-franquistes étaient des membres de la classe ouvrière. Il laisse par ailleurs transparaître cet héroïsme dans ce qu’il confère de courage aux vagabonds et travailleurs pauvres rencontrés à Paris et à Londres, ainsi que chez les mineurs dans le nord industriel de l’Angleterre.25 Enfin, la common decency ne saurait s’assimiler au snobisme inégalitaire et anti-socialiste des anarchistes de droite. En résumé, l’anarchisme orwellien se situe par-delà droite et gauche, comme l’énoncerait Micberth,26 un côté inclassable qui singularise son anarchisme tory et permet de mieux l’appréhender dans toute sa complexité. Contrairement à ce que pense Rosat, des invariants lui restèrent jusqu’à sa mort, que Michéa a isolés en deux catégories : l’attachement au langage comme condition de la liberté, et l’attachement au passé, qui confère son sens à la common decency.
Orwell est donc bien « anarchiste tory », c’est-à-dire conservateur, au sens politique.27 Une définition qui apparaît, au premier abord, oxymorique. Mais l’étude de sa pensée politique révèle un antagonisme profond entre progrès et progressisme. Dès 1930, il se montra timoré face à la louange sans restriction à l’égard du progrès.28 Cette défiance s’accentua jusqu’à la fin de sa vie. En 1945, il critiqua l’invocation du « progrès » pour tout justifier, notamment « les horreurs de la révolution industrielle. »29 Une critique que l’on retrouve chez les anarchistes de droite.30 En résumé, l’anarchisme d’Orwell est un anarchisme par-delà droite et gauche. Son anarchisme de gauche reprend les implications des révolutionnaires espagnols, que nous avons énoncées précédemment. Orwell évolue sur ses conceptions. S’il considère la démocratie d’abord comme synonyme de fascisme31, puis de capitalisme32, il convient qu’il y a « du point de vue moral, une différence de nature entre le fascisme et la démocratie. »33 Toutefois il n’hésite pas à affirmer qu’en cas de problème, la mutation du second vers le premier s’opère, idée qui se retrouva là aussi le long de sa vie – et qui nous renvoie, aujourd’hui, à la démente NDAA de 2012 promulguée par Obama.34 L’expérience du nazisme lui fit relativiser sa méfiance, mais il resta fermement révolutionnaire : la démocratie capitaliste, si elle confère une certaine liberté et sécurité en temps de paix, se doit de devenir autre chose.35 Orwell est donc opposé à la démocratie, qu’il assimile au capitalisme, mais il est favorable à une démocratie socialiste, c’est-à-dire une société non oligarchique, libre, égalitaire et décente.
Cette décence suppose de s’appuyer sur des relations concrètes. Chez Orwell, c’est dans la vie quotidienne qu’elle trouve son fondement, dans les valeurs des hommes ordinaires. Sans ce ciment commun, toute coopération est nulle et la vie sociale vouée à l’échec. Les anarchistes de droite, nous apprend Richard, se sentent héritiers d’une tradition politique et culturelle, et refusent la table rase. D’après eux, les hommes ont besoin de repères sûrs dans le domaine de la morale et de la politique, d’une autorité indiscutable, solidement établie36, une idée qu’Orwell rejoint de manière indirecte. Sa conception de la liberté est, comme le souligne Michéa, faite de lien et d’attachement, non d’un progressisme avec le déracinement pour promesse émancipatrice.37 Orwell distingue d’ailleurs la liberté individuelle de la liberté économique, qui n’est que « le droit d’exploiter autrui à son profit personnel. »38
Pour récapituler :

a) Fondamentalement, l’anarchisme, fait de liberté et d’égalité, est préférable au communisme, utilitariste. Là où le premier est fait de common decency, le second porte les germes du totalitarisme. Là où le premier est révolutionnaire, le second est contre-révolutionnaire.
b) L’anarchisme tory d’Orwell, dit aussi conservatisme critique par Michéa, se situe par-delà droite et gauche. Par droite, nous entendons ici des valeurs prêtées aux anarchistes de droite telles qu’exposées par François Richard, et non des idées de libéralisme économique.
c) Pour Orwell, l’expérience de la guerre abolit les distinctions de classes, de partis, et parfois même économiques au nom d’un idéal commun, et promeut l’entraide, l’amitié et la coopération entre les hommes. Elle est donc, à l’instar du travail ouvrier, un terrain de vérification empirique de la common decency. La partisanerie politicienne, au contraire, dresse des barrières entre les hommes, voire des barricades.
d) La classe ouvrière est la vraie classe antifasciste. Elle est la plus à même d’apporter un socialisme démocratique, seul apte à assurer liberté, égalité et décence, face à une démocratie capitaliste qui peut se transformer en fascisme.

Notes
1. Michéa (J.-C.), Orwell, anarchiste tory, op. cit., pp.137-141.
2. Rosat (J.-J.), in Orwell (G.), Ecrits politiques, préface, XXI.
3. Michéa (J.-C.), Orwell, anarchiste tory, p.122 / « De même, sa tendance profonde à l’anarchisme – avant de s’intituler socialiste, il s’était décrit comme un « anarchiste conservateur », et c’est certainement la meilleure définition de son tempérament politique (…) », Leys (S.), Orwell ou l’horreur de la politique, p.46.
4. Orwell (G.), Ecrits politiques, 5, « Témoin oculaire à Barcelone », p.52.
5. Hommage à la Catalogne, pp.250-251.
6. « (…) le terme « anarchiste » est abusivement appliqué à une multitude de gens d’opinions très variées. » Ibid., p.250.
7. « On verra sans doute se répandre une espèce d’individualisme qui se donne habituellement le nom d’anarchisme. », EAL vol. III, 72, « Orwell – Agate : une polémique », p.326.
8. Margalit (A.), La société décente, op. cit., p.28.
9. Richard (F.), Les anarchistes de droite, pp.5-6. L’auteur ajoute, au sujet des anarchistes de droite, qu’« il s’agit d’une révolte individuelle, au nom de principes aristocratiques, qui peut aller jusqu’au refus de toute autorité instituée. », p.10.
10. Ibid., p.83.
11. Pour une l’analyse complète que donne Margalit sur le sujet, on pourra se reporter à La société décente, op. cit., chapitre 1 « L’humiliation », section « L’Anarchisme : aucune institution gouvernementale est décente », pp.24-32, ainsi qu’à la fin de son chapitre, p.36.
12. EAL vol. I, 96, « Lettre à Eileen Blair », pp.335-337.
13. EAL vol. I, 98, « Lettre à M. Thompson », p.339.
14. « Ce rêve m’apprit deux choses : un, que j’éprouverais plutôt du soulagement quand éclaterait cette guerre tant redoutée et, deux, que j’étais au fond un patriote, que je ne me livrerais pas à des manœuvres de sabotage, n’agirais pas contre mon camp mais soutiendrais l’effort de guerre et prendrais, si possible, part aux combats. » EAL vol. I, 168, « De droite ou de gauche, c’est mon pays », p.671.
15. EAL vol. II, 10, « Lettre à John Lehmann », p.41.
16. Les anarchistes de droite, op. cit., p.67.
17. EAL vol. II, 11, « Le fascisme prophétisé », p.43 ; Orwell affirme ailleurs que « la république des esclaves est davantage minée par l’hédonisme que par la lutte pour le pouvoir. », EAL vol. III, 68, « Arthur Koestler », p.304.
18. EAL vol. II, 17, Le Lion et la Licorne, p.133.
19. Écrits politiques, 11, « Les huit années de guerre : souvenirs d’Espagne », pp.83-86.
20. « Quelle que soit leur valeur en tant que doctrines économiques, fascisme et nazisme sont, du point de vue psychologique, infiniment plus pertinents que n’importe quelle conception hédoniste de la vie. Et cela vaut probablement aussi pour le socialisme militarisé de Staline. » EAL vol. II, 2, « Recension : Mein Kampf, d’Adolf Hitler », p.24.
21. Richard (F.), Les anarchistes de droite, op. cit., pp.75-81.
22. Ibid., p.62.
23. C’est pour rendre hommage à cette classe moyenne qu’il rédigea, en 1939, son roman Un peu d’air frais.
24. Cité par François Richard, op. cit., p.15.
25. Respectivement dans ses livres Dans la dèche à Paris et à Londres et Le Quai de Wigan.
26. « Politiquement, les notions de gauche et de droite sont brouillées. », cité par François Richard, op. cit., p.116.
27. « La réaction implique […] un effort pour restaurer le passé (…) », EAL vol. IV, 123, « Recension : Great Morning d’Osbert Sitwell », p.531.
28. Ce fait ressort particulièrement dans sa critique de l’industrialisme. Dans sa recension de la biographie sur Melville, il expose qu’aux États-Unis, les « chants de sirènes » du « progrès » ont profité ont récompensé la malhonnêteté et éradiqué l’errance et la libre pensée. Voir EAL vol. I, 5, « Recension : Herman Melville, de Lewis Mumford », pp.39-42.
29. EAL vol. IV, 5, « Le gradualisme catastrophique », p.25.
30. Ceux-ci critiquent en effet une « culture mangée par sa civilisation technique », Les anarchistes de droite, p.35.
31. Écrits politiques, 8, « A Amy Charlesworth », lettre écrite à son retour d’Espagne.
32. EAL vol. II, 17, Le Lion et la Licorne, p.135.
33. Ibid., 37, « Lettre non publiée au directeur du Times », p.305.
34. Écrits politiques, 8, « A Amy Charlesworth ».
35. Ibid., 26, « Fascisme et démocratie », pp.163-175.
36. Richard (F.), op. cit., pp.89-90.
37. Michéa (J.-C.), Orwell, anarchiste tory, op. cit., p.70.
38. EAL, vol. II, 17, Le Lion et La Licorne : socialisme et génie anglais, p.77

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