DANS LES "BANLIEUES" ON NE PLAISANTE PAS AVEC L'HONNEUR !
(ARCHIVES)
Article paru le 4 octobre 2003
Droit de suite. Sohane, morte brûlée vive
Le 4 octobre 2002, Sohane Benziane, une jeune fille de dix-sept ans, était brûlée vive par un jeune caïd, dans un local à poubelles d’une cité de Vitry-sur-Seine.
" J’aimerais être libre, marcher sans me faire agresser. Je ne suis pas celle que vous croyez, négligée. Je demande la liberté, le respect. "
Rappel des faits. À quelques jours de son dix-huitième anniversaire, Sohane a payé de sa vie son refus de la domination masculine et de la loi du plus fort. En cette fin d’après-midi du 4 octobre 2002, elle vient de rendre visite à ses amies de Balzac, cité voisine de la sienne, puis s’apprête à rentrer chez son père. Il est environ 18 h 30 lorsque Jamal Derrar, qu’elle connaît bien, l’aperçoit. Les deux jeunes gens ont un différend, classique à cet âge, qui plus est dans un quartier sensible. Celui que l’on surnomme Nono l’attire alors dans le local à poubelles pour l’intimider tandis qu’un autre jeune homme, Tony Rocca, tient la porte fermée. Connu des services de police pour des actes de petite délinquance, son meurtrier présumé l’asperge d’essence avant de la menacer d’un briquet et de provoquer l’immolation de la jeune fille.
Bien que ses cris alertent deux de ses amies, il est trop tard. Transformée en torche vivante, elle parvient malgré tout à s’échapper du local et se roule dans l’herbe dans l’espoir d’éteindre les flammes. Les cartons et les vêtements dont la recouvrent quelques témoins impuissants n’y font rien. Sohane périt devant une quarantaine de voisins. Son bourreau, en détention provisoire, et quatre autres jeunes hommes, mis en examen pour complicité, n’ont toujours pas été jugés.
" J’suis pas ta pute, j’suis pas ta soumise. J’suis juste une meuf et j’exprime mon désaccord (…). Arrêter d’généraliser, arrêtez d’nous insulter. J’aimerais être libre, marcher sans me faire agresser. Je ne suis pas celle que vous croyez, négligée. Je demande la liberté, le respect. " Ces quelques vers ont été écrits par Tribu 9.4, nom emprunté par cinq filles et deux garçons du lycée professionnel Camille-Claudel où ont été scolarisés Kahina Benziane, la sour aînée de la disparue, et son bourreau, Jamal Derrar. Ces sept élèves ont réalisé une chanson rap en réaction au meurtre de Sohane et pour apporter leur contribution au combat contre la violence exercée sur les femmes. " Il y a une véritable omerta sur l’événement. Les gens refusent d’en parler. Comme il était difficile d’aborder le sujet de manière directe, j’ai voulu les faire discuter sur la question de la violence dans le rap, à partir de paroles qui traînaient les femmes dans la boue. Cela a débouché sur les conditions de vie des filles dans les cités. Ce disque veut avant tout montrer que tous les jeunes des quartiers ne sont pas délinquants en puissance. Il exprime le côté positif des choses ", raconte leur professeur Laurence Girault.
Parmi ces lycéens, Guillaume et Thanuja vont participer à la marche silencieuse organisée par la ville à la mémoire de son enfant assassinée, samedi à 17 heures. Un défilé pour plus de respect et promouvoir le " vivre ensemble ". Les initiatives des Vitriots et des Vitriotes n’ont pas manqué pendant l’année qui s’est écoulée depuis le drame. Au lycée Jean-Macé, qui accueille les jeunes des cités de l’agresseur et de la victime, Balzac et Bourgogne, des enseignants ont créé le collectif Féminin-masculin. " Après la mort de Sohane, l’établissement était traumatisé. On a ressenti un besoin de libérer la parole mais on entendait des propos choquants comme " C’est un accident. Il n’a pas voulu la tuer. Elle l’a cherché ". On est tombés des nues. Il fallait faire quelque chose pour changer les mentalités et faire front au sexisme qui s’était emparé des élèves ", se souvient Sandrine Bourret, professeur de philosophie et membre du collectif.
Depuis, des élèves ont rejoint le groupe qui s’est élargi à la ville. Des discussions ouvertes ont été organisées, une charte a été rédigée et le collectif participe, samedi, au forum social local où la discrimination à l’égard des femmes est abordée à travers un débat sur les effets aggravants de la mondialisation libérale. Le théâtre Jean-Vilar a, lui aussi, apporté sa pierre à l’édifice en organisant une rencontre entre la chorégraphe tunisienne, Imen Smaoui, et des filles de la cité Balzac. En lutte contre les violences sexistes et victime de la discrimination dans son pays, la danseuse a été particulièrement touchée par le cas Sohane. Venue pour transmettre son art à des personnes qui n’y auraient pas eu accès, elle va prochainement les recevoir dans son pays.
Pour Mireille Tixe-Cobian, présidente du comité local de l’association Femmes solidaires, " il ne faut pas limiter la question de la violence faite aux femmes à un problème de cité. Après une période de lutte et de progrès, c’est toute la société qui est victime d’un véritable recul ". " Il faut se saisir de cet événement tragique pour aller voir les jeunes filles des quartiers et les sensibiliser. Mais c’est très difficile, elles ont peur d’être mal vues par leurs familles, se sentent surveillées ", regrette-elle.
Un an après l’odieux crime, la cité Balzac n’a pas fondamentalement changé. Même si, pour beaucoup, les tensions sont moins visibles. Les enfants continuent de jouer au football sur la pelouse non tondue. Les locaux à poubelles restent aussi sinistres. Dans celui où l’irréparable a été commis, des graffitis faisant allusion à " Nono Poto " ne sont pas effacés. Un mur semble encore calciné mais on ose espérer qu’il ne s’agit pas d’un vestige de la tragédie. En face, la plaque en pierre, installée au lendemain du décès, est repérable grâce aux fleurs artificielles qui l’ornent. Le message gravé est sobre et porteur d’espoir : " À la mémoire de Sohane, pour que les garçons et les filles vivent mieux ensemble dans l’égalité et le respect. Sohane Benziane 1984-2002. "
Pourtant, c’est autour de cette plaque que la polémique enfle. Brisée par des jeunes de la cité, elle a immédiatement été remplacée à l’identique par la mairie. Informée de la détérioration mais pas du renouvellement, la Ligue pour le droit international des femmes (LDIF) a pris l’initiative de faire fabriquer une nouvelle plaque en inox reprenant le même message complété par la mention " morte brûlée vive ". " On ne peut pas changer le monde sans dire les mots. À un moment, il faut oser les choses ", justifie Annie Sugier, présidente de la LDIF. Soutenue par Kahina Benziane, sour aînée de la disparue qui avait pourtant validé l’inscription d’origine, l’association féministe est également soutenue par le groupe local d’ATTAC et le collectif Féminin-masculin de Vitry. Mais cette initiative n’a pas encore reçu l’aval de la municipalité. Pour Jean-Claude Kennedy, adjoint communiste délégué à la jeunesse, il s’agit de ne pas agir dans " l’urgence " et de laisser du temps au " processus démocratique " compte tenu du caractère public de l’affaire. En attendant, les organisations concernées ont décidé de déposer, samedi, avant la marche, la plaque sur la tombe de Simone de Beauvoir, au cimetière Montparnasse, à Paris.
Les amies de la Vitriote décédée, quant à elles, restent divisées sur la question et souhaitent connaître l’avis du père. " Le premier message a été décidé sans que nous ayons été consultées et ne veut rien dire. Le second peut choquer les gens - et notamment les enfants - qui ont assisté au drame. Ils n’ont pas encore fait leur deuil ni bénéficié de suivi psychologique ", explique l’une d’entre elles. Sarah, autre proche de Sohane, décrit l’esprit qui règne à présent à Balzac : " Les jeunes sont réservés sur le sujet. On en parle entre nous, mais les filles d’un côté et les garçons de l’autre. Nous-mêmes, on n’arrive pas à respecter les garçons après ce qui s’est passé. " Le plus dérangeant est cette tendance à minimiser l’acte d’un bourreau, que beaucoup continuent de soutenir. Y compris chez les jeunes femmes. Pour Jean-Claude Kennedy, il existe plusieurs types de comportements : " Ceux qui sont sensibilisés ; ceux qui se battent pour préserver leur territoire et ceux qui se taisent. "
Une des raisons de ce mutisme est, selon l’adjoint à la jeunesse, la volonté de ne pas être stigmatisés et assimilés à l’acte. Mais aussi un refus, de la part des filles, de reconnaître qu’elles ne sont pas respectées. " Ce n’est pas une cité de meurtriers. Or, à chaque fois qu’on en parle, c’est négatif. Il y a pourtant beaucoup de gestes de solidarité et l’on ressent une meilleure prise de conscience depuis un an ", précise-t-il. Et de souligner que toutes les initiatives municipales de l’été dernier se sont bien déroulées. Confrontée à un événement très médiatisé et bousculée dans la gestion quotidienne de la cité, la municipalité de Vitry a pris un certain nombre de mesures. Pensée avant le crime, la mise en place d’un observatoire de la condition des femmes a été accélérée après le décès de Sohane. Créé symboliquement le 8 mars 2003, il rassemble une trentaine de participants et s’est réuni plusieurs fois sur des thèmes différents.
" Des jeunes femmes viennent mais ce ne sont pas forcément les plus atteintes. Celles-ci ont besoin d’être rassurée. La cité Balzac est meurtrie, elle ne peut pas exprimer de demande pour l’instant. De plus, ce n’est pas qu’une question de dégradation des rapports entre filles et garçons mais aussi entre le plus fort et le plus faible. L’individu devient une source d’amusement pour le groupe. Lors de la marche des femmes de quartier en février 2002, les fenêtres étaient fermées. J’espère qu’elles s’ouvriront samedi ", dit Cécile Veyrunes, conseillère municipale coordinatrice de l’observatoire local. Outre cette structure, un point d’écoute jeune et un numéro vert vont être ouverts courant novembre. Et chaque jour, la vie et l’espoir tentent de reprendre le dessus.
Ludovic Tomas
(www.lhumanite.com)
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