Nous sommes tous des enfants de la Zone grise
Stendhal ne naîtrait pas à Grenoble aujourd'hui.
Marie-Thérèse Bouchard
Sur la place Maisonnat, où passe le tram pour rejoindre le centre-ville de Grenoble, se mélangent des extraits de rap, de raï et des bruits de pots d'échappement trafiquotés.
Ca sent la frite grasse des kebabs, l'herbe, le tabac, la transpiration et l'essence. Des petits vieux déjà morts, « vivant » grâce à on-ne-sait quel médicament générique délivré sous ordonnance, bougent péniblement. On les entend parfois râler contre les jeunes qui refusent de leur céder la place tandis que tous les sièges sont libres ; on les surprend à aimer faire chier le monde et les rares personnes qui se tiennent avec dignité, comme un dernier orgasme avant la poire à lavement de l'apprentie aide-soignante. On attend encore la sagesse des Anciens, leurs conseils avisés, leurs adages terre-à-terre et pleins de poésie. Non, ces vieux-là sont bêtes à bouffer du foin, déracinés des Trente Glorieuses, des stéréotypes d'échec hexagonal malgré ce que la légende voudrait défendre. Pépé, jeune il devait déjà sentir la lâcheté, regarder par terre quand sa fille se faisait siffler, son béret ne saurait le rendre attachant. Pour un peu, on prierait qu'un allogène torse nu et en mini-scooter le renverse. Ne jamais oublier que la présence de l'intrus d'outre-Méditerrannée est la suite logique des bassesses de papy qui n'a jamais été un héros. Un âge n'est pas vénérable sans l'homme derrière.
Ca sent la frite grasse des kebabs, l'herbe, le tabac, la transpiration et l'essence. Des petits vieux déjà morts, « vivant » grâce à on-ne-sait quel médicament générique délivré sous ordonnance, bougent péniblement. On les entend parfois râler contre les jeunes qui refusent de leur céder la place tandis que tous les sièges sont libres ; on les surprend à aimer faire chier le monde et les rares personnes qui se tiennent avec dignité, comme un dernier orgasme avant la poire à lavement de l'apprentie aide-soignante. On attend encore la sagesse des Anciens, leurs conseils avisés, leurs adages terre-à-terre et pleins de poésie. Non, ces vieux-là sont bêtes à bouffer du foin, déracinés des Trente Glorieuses, des stéréotypes d'échec hexagonal malgré ce que la légende voudrait défendre. Pépé, jeune il devait déjà sentir la lâcheté, regarder par terre quand sa fille se faisait siffler, son béret ne saurait le rendre attachant. Pour un peu, on prierait qu'un allogène torse nu et en mini-scooter le renverse. Ne jamais oublier que la présence de l'intrus d'outre-Méditerrannée est la suite logique des bassesses de papy qui n'a jamais été un héros. Un âge n'est pas vénérable sans l'homme derrière.
Des filles vulgaires décolorées, maquillées comme des camions volés, portent sans classe des fringues mal coupées aux couleurs criardes. Par un miracle sans ex-voto, cette tenue informe est accompagnée d'un sac de marque. Aucune chance pour que ce soit une imitation. Nourries exclusivement de coca et de bonbons, elles sont cellulitées à 20 ans, leurs voix grossières n'ont d'égale que l'horreur de leur postérieur. Piercings au-dessus de la lèvre, Ipod crachant du R'n'b sentimental aux tremolos débiles, elles sont pour la plupart mes anciennes « camarades » de classe. Mères à 18 ans, chômeuses et clientes chez Vuitton, leur caddie à ED pour nourrir leur progéniture ne contient que du soda et des chips. Une perfusion de l'Etat pour maintenir en vie organique des corps sans âme. Cette crasse banlieusarde représente vingt années de ma vie. Les vingt premières.
Difficile de percevoir une lueur de curiosité ou d'interrogation dans le regard des gens. La vie s'écoule comme un mauvais épanchement de synovie, les robots des temps modernes enchaînent les journées à la con sans réel plaisir ni quête de sens. Les rues sont celles d'une ville condamnée au chômage et à la désertification, les commerces fermés indiquent néanmoins une fort lointaine présence de vie en ces lieux. Les immeubles sont couronnés de paraboles, l'Hôtel de ville est en béton, les rues ont des noms de génocidaires socialistes et tout le monde s'en tire la tige, le mot « social » est omniprésent, enfin un peu de logique. Aucune discussion digne de ce nom ne peut être surprise dans un lieu public, aucune ambition, aucun talent ne peut émerger : il faut grandir parce que c'est comme ça, décrocher un travail, n'importe lequel et s'en estimer chanceux, avoir un appartement avec son conjoint à deux pas de celui de ses parents, mettre ses enfants dans son ancienne école, le tout ponctué de virées dominicales dans la zone industrielle la plus proche.
La zone grise, cette immense France des villes de province et de sa banlieue, ce vide intellectuel digne d'une conversation avec une esthéticienne qui vient de subir un traumatisme crânien ; ces gamins, qui stagnent de l'école maternelle à coller les gommettes correspondant à la bonne poubelle pour les déchets représentés sous forme de smileys à la dernière année de BTS, pour ceux « concernés par leur avenir ». Aucun groupe de musique ne leur permettra de jouer une partition originale et bien foutue, aucune troupe théâtrale ne leur permettra de s'éclater dans l'écriture d'une pièce aux odeurs d'acide, seule comptera pour eux la balade du samedi après-midi dans des centre-villes identiques du Nord au Sud, comptant les éternelles mêmes franchises, les mêmes boutiques de fringues Tchip, les mêmes stéréotypes d'ados rebelles, les mêmes affiches dénonçant le Système avec des logos de conseils généraux, les mêmes trottoirs crottés et recouverts de mégots, les mêmes petits blancs bien élevés obligés de tirer la gueule pour ne pas se faire emmerder dans le bus, les mêmes crouilles en survêt', les mêmes bonnes femmes obèses incapables de tenir leurs gosses sans éducateur sous prozac n'osant reconnaître malgré tout qu'il existe un « problème ». Partout cette malédiction impalpable, ces rares enfants vivants qui malgré des prédispositions n'auront jamais le droit de briller plus que leurs « camarades », ces têtes que l'on maintient sous l'eau, ces pépites à qui on ne laissera même pas miroiter l'espoir d'une carrière de joueur de triangle dans un orchestre départemental subventionné. Que l'on soit doué pour le dessin, la musique ou pour l'écriture ne changera rien à son destin. Aucun talent ne sera mis en avant. Toute envie de consacrer sa vie à un Art sera perçue comme une lubie alors qu'un chanteur de « La Nouvelle Star » anémié sera présenté comme un modèle de réussite « sociale ». Crever sous ses propres prédispositions n'empêchera pas d'avoir le même diplôme imprimé en masse que le type le plus inintéressant du coin.
Dans toutes ces villes, une école « publique » qui sanctionnera l'esprit et la débrouillardise, qui obligera les bons éléments à donner des cours de soutien à des gamins au regard goguenard et moqueur, des profs qui obligeront des adversaires à se donner un bisou pacificateur, des instit's prônant la rébellion en touchant un salaire de l'Etat et en signalant au psychologue scolaire tout gamin s'estimant légitimement plus intelligent que le reste de sa classe. Tout le monde étant condamné au même diplôme que le reste de la meute, le premier à se demander ce qui cloche s'entendra répondre qu'il se « prend la tête » et que cela est digne d'un individualiste alors que sortir du lot est sanctionné. Tout esprit de curiosité est tué à la racine, toute envie de brillante carrière est impossible, quand bien même pour les plus naïfs serait-elle synonyme de sacrifices financiers pour mettre le petit dernier dans une ESC dans laquelle on glande autant si ce n'est plus, mais avec un costard Brice, qu'à la fac de Saint-Etienne. D'une décennie sur l'autre, les bases d'une culture générale digne de ce nom disparaissent sans que quiconque s'en inquiète, les premiers à se revendiquer « patriotes » se révélant de parfaits clients pour les manuels Bescherelle et L'histoire de France pour les nazebroques. Leur quotidien n'étant pas plus passionnant que celui de 65 millions de leurs acolytes ils aimeront penser que leur modèle de société serait parfait sans des mémères à boubous inutiles et pompeuses de fric public et que l'Islam est le seul danger qui guette une Francéternelle dont le niveau d'inventivité est de trois crans inférieurs à celui de la Macédoine.
Pour quiconque de miraculeusement épargné, la vie est un calvaire auquel on ne peut donner un nom. Un sentiment de lourdeur, une mélancolie poisseuse en plein soleil, une perte absolue de foi dans l'avenir, un sentiment d'abandon qu'on ne peut confier à ses propres parents, une envie de changement de ville, un désespoir, un ennui profond, une question à laquelle n'arrive jamais la moindre réponse : « pour quoi? ». Partout, de fausses définitions de la liberté, des emplois accessibles seulement après cinq années à crever ses propres escarres pour avoir trop traîné son cul sur un banc, des professions vidées de leur sens, des architectes devenus spécialistes des normes handicap et des médecins remplisseurs de formulaires. Des parents fonctionnaires qui n'ont jamais eu à chercher un emploi ne comprendront pas les échecs répétés de leur gamin, ils se plaindront après avoir scandé pendant trente ans que chacun pouvait mener sa vie comme il l'entend que leur fils ou que leur fille est un louzeur, un gamin qui fait des caprices parce qu'il se pose des questions existentielles, ils lui conseilleront de garder ses sous plutôt que de voyager et lui donneront en exemple les dégénérés de sa classe qui, eux, ont réussi à aller au bout de leur licence pro et qui gagnent tout juste de quoi payer leur F3 dans une ville d'agglo. Ils prieront leurs gamins de ne pas quitter le foyer parce que « ce sont partout les mêmes problèmes » et que « l'herbe est toujours plus verte de l'autre côté de la barrière ». Monsieur et Madame Soixanthuit (divorcés) flippent de voir leur gamin remettre en cause le monde figé qu'ils ont construit à crédit. Un cocon confortable dans lequel on peut tendre le poing sans que celui-ci se déforme. Un carcan dans lequel quiconque de miraculeusement épargné étouffe et doit expliquer au médecin chez qui on l'amène de force qu'il n'a pas de problème avec le Bönheur puisque le carton-pâte qui lui sert de décor de théâtre ne peut lui en procurer.
Pour quiconque d'un peu vivant, commencent alors les journées entières à vivre reclus avec un bouquin, le dégoût du monde extérieur et de la « sociabilisation » forcée. Commence la perte des illusions une à une : la méritocratie à l'école, la France en marche, la majorité silencieuse, l'ascenseur social. L'école est une table à égaliser sur laquelle on coupe les jambes trop longues, la France est bloquée, un Etat exsangue pour financer des rénovations d'immeubles et des services « gratuits » contre endettement, la majorité silencieuse fait bien de le rester au vu de ce qu'elle a à dire, l'ascenseur social n'existe que pour les vendeurs de merde qui peuvent se branler d'avoir 150 ans de smic dans une bagnole. Commencent les prises de médoc, « pour aller mieux », « pour réapprendre à aimer la vie », malgré le fait que l'on ne soit pas fou, on l'a déjà dit un millier de fois, aux psys, aux éducateurs, à la valetaille du social qui nous regarde avec son oeil compatissant. On prend des cachetons comme une personne enfermée par erreur dans une cellule d'isolement. Je-ne-suis-pas-fou. Je-ne-suis-pas-fou. Je-ne-suis-pas-fou. Je-ne-suis-pas-fou.
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