samedi 23 avril 2011



Frère Alois, une simplicité au service de l’universalité

D’origine allemande, le successeur de Frère Roger est le prieur de la communauté de Taizé depuis 2005.

Rencontre sur la colline bourguignonne...
(Daniele COLARIETI/CPP/CIRIC). Frère Alois enfile un tablier bleu. Dans l’atelier des émaux où il travaille une heure par jour – quand il est à Taizé –, il vérifie des centaines de petites « croix-colombes » rouges, bleues ou noires, limant l’une ou frottant l’autre. Face à lui, deux autres frères enfilent des anneaux puis rangent les croix dans des pochettes. « Nous vivons tous de notre travail », sourit Frère Alois en fronçant le nez. Et de rappeler que la communauté ne reçoit ni don ni héritage. Plus tôt dans la matinée, tandis qu’un soleil printanier pénètre dans sa chambre-bureau surplombant la route de Cluny à Cormatin (Saône-et-Loire), le prieur de la communauté accepte de se raconter, avec la pudeur qui le caractérise. S’il est né dans le village d’Ehingen, en Bavière, il a grandi à Stuttgart (Bade-Wurtemberg) où son père était ouvrier pour la compagnie des trams de la ville. Alois Löser (pour l’état civil) a un frère aîné (récemment décédé) et une sœur cadette.

Il reconnaît avoir grandi dans « une atmosphère de blessures d’après-guerre »

Ses parents, tous deux catholiques, originaires de la Bohême austro-hongroise (partie intégrante de la Tchécoslovaquie indépendante en 1918), avaient dû fuir leur pays dans des conditions difficiles. «Ils nous parlaient beaucoup de leurs racines en Bohême», se rappelle Frère Alois qui reconnaît avoir grandi dans « une atmosphère de blessures d’après-guerre ». À 16 ans, il vient passer une première semaine à Taizé, avec sa paroisse : « J’avais beaucoup aimé le silence, la simplicité et l’universalité de ce lieu », résume-t-il en évoquant comment, dès son retour, il prenait contact avec des immigrés italiens et philippins pour poursuivre cette ouverture internationale. Il reviendra en 1971 à Pâques, puis pendant l’été. Quelques mois plus tard, des frères l’invitent par téléphone à « faire une visite » en Finlande. C’est ainsi qu’il rencontre Anna-Maija Nieminen, poète et traductrice luthérienne avec qui il entretient toujours une correspondance. « Lorsqu’elle se rendait en Roumanie ou en Hongrie, nous l’invitions après pour nous parler. »

Il s’investit dans la préparation du Concile des jeunes

À 19 ans, songeant au sacerdoce, le jeune homme envisage de s’engager un an dans l’association pour la paix et la réconciliation « Aktion Sühnezeichen » dont le fondateur, le pasteur Lothar Kreyssig, était proche de Frère Roger. Finalement, il choisit de passer l’année 1973 sur la colline bourguignonne, avec des dizaines d’autres volontaires. La communauté l’envoie alors trois semaines à Prague : c’est la première fois qu’il franchit le rideau de fer. Lui qui avait entendu tant de récits douloureux de ses parents, chassés de Tchécoslovaquie, est profondément ému en rencontrant des chrétiens tchèques, notamment les Kaplan. « Avec eux, j’ai eu la certitude que l’on pouvait dépasser les frontières et préparer un autre monde… Je chantais dans les rues de Prague tellement j’étais heureux ! » À son retour à Taizé, il s’investit dans la préparation du Concile des jeunes qui verra converger vers ce petit village, en août 1974, des milliers d’Européens, dont le pasteur Philip Potter (secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises), les cardinaux Johannes Willebrands (alors président du Secrétariat pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens) et Franz König (chargé des relations officielles et surtout officieuses avec les régimes communistes d’Europe de l’Est), ainsi que Hubert Beuve-Méry (fondateur du Monde).

« Très heureux » d’avoir soutenu ceux qui ont provoqué la chute du communisme

« J’étais émerveillé ; c’était comme un grand moment d’espérance ! » Si bien qu’en novembre de cette année-là, le jeune Allemand entre dans la communauté… après être retourné dans son village natal avec ses parents « revoir la tombe de mon grand-père et l’église de mon baptême. » La communauté précisera rapidement son orientation, renvoyant les jeunes vers leurs Églises locales – pour ne pas donner l’impression de les capter à Taizé – et lançant le « pèlerinage de confiance sur la terre » avec des étapes, chaque fin d’année, dans des grandes villes européennes – en commençant par Paris en 1978. Alois est envoyé préparer ces grands rassemblements : Cologne en 1984, Wroclaw en 1989 et 1995, Prague en 1990, Budapest en 1991, Vienne en 1992 et 1997… En 1980, il avait accompagné aussi Frère Roger à une rencontre à Dresde (alors en RDA), avec quelques milliers de jeunes de l’Est qui ne devaient surtout pas se montrer ensemble dans les rues. « Des prières ont ensuite continué dans ces paroisses, devenues peu à peu des espaces d’expression pour la contestation », souligne Frère Alois qui se dit « très heureux » d’avoir ainsi soutenu certains de ceux qui ont provoqué la chute du communisme.

On lui doit un certain nombre de ces chants répétitifs de Taizé

Frère Roger demande également aux frères de se former bibliquement pour mieux répondre aux générations montantes peu familières des Écritures. « Il voulait équilibrer ‘‘lutte et contemplation’’, ce qu’il a résumé plus tard par l’expression “vie intérieure et solidarité”», poursuit Frère Alois qui reste marqué par des cours de patrologie à la Catho de Lyon. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi une citation de saint Irénée – « Soyons l’âme du monde » – comme titre du premier ouvrage qu’il a élaboré à partir de textes chrétiens des premiers siècles (1). Dans ces mêmes années 1970-1980, la communauté cherche à renouveler sa liturgie pour la rendre plus accessible. Frère Roger incite le jeune Allemand à composer des chants après avoir repéré qu’il joue de la guitare. « Narciso Yepes, qui aimait venir ici, m’a offert une de ses guitares… en échange d’une icône», précise-t-il en exhibant l’instrument de belle facture espagnole, tout en regrettant de n’avoir plus le temps d’en jouer… On lui doit un certain nombre de ces chants répétitifs de Taizé, si aidants pour la prière.

« Les plus pauvres attendent aussi d’être écoutés et compris avec respect »

La communauté veut aussi s’investir auprès des plus pauvres. Alois accompagne ainsi Frère Roger dans les bidonvilles de Mathare Valley à Nairobi (Kenya) – ils y restent un mois en 1978 alors qu’aucun Blanc n’avait jamais vécu là –, puis de Temuco (Chili), au milieu d’Indiens démunis. En 1983, ils se rendent dans la Cité Soleil à Port-au-Prince (Haïti). « Là, j’ai compris que les plus pauvres n’attendent pas seulement d’être aidés matériellement mais d’être écoutés et compris avec respect. » Frère Alois a tenu à retourner en Haïti l’an dernier, juste après le tremblement de terre, et y a retrouvé Pierre-André Dumas : cet ancien jeune de Taizé est aujourd’hui évêque de L’Anse-à-veau et de Miragoâne. Des petites fraternités de Taizé sont toujours implantées en Corée, au Sénégal, au Bangladesh, dans le Nordeste brésilien et au Kenya : elles y œuvrent « non en puissantes ONG, mais en amis aux mains vides ». En 1978, peu après avoir prononcé ses vœux définitifs – « le 6 août, jour de la mort de Paul VI » –, Frère Alois entend Frère Roger lui confier qu’il sera son successeur : « Je ne pouvais rien dire ; pour moi, c’était inimaginable. » Les années suivantes, cette décision est discrètement annoncée aux frères ; mais ce n’est qu’en 1998, quand Frère Roger se dit « trop âgé », qu’Alois sera officiellement désigné comme successeur… avant de prendre ses fonctions de prieur à la mort du fondateur, en 2005.

« Je me sens très proche de Benoît XVI »

« J’ai l’impression que Dieu a guidé tout cela », sourit-il encore en précisant que Frère Roger est resté prieur « jusqu’au bout ». Et si Alois s’est posé la question de la prêtrise, il y a vite répondu par la négative : « Nous sommes une communauté de laïcs. » Et c’est en tant que communauté d’une centaine de frères (dont 70 à Taizé), pour moitié protestants et pour l’autre catholiques, qu’ils veulent témoigner et dire l’espérance chrétienne. Dès le début de son nouveau ministère, il a ainsi rendu visite aux responsables des diverses Églises, pour montrer que Taizé cherche « passionnément » la communion entre les chrétiens. « Je me sens très proche de Benoît XVI quant à l’urgence de reformuler les vérités de la foi pour nos contemporains, surtout pour les jeunes », explique Frère Alois qui, poursuivant l’habitude de Frère Roger, se rend chaque année à Rome pour rencontrer le pape et certains membres de la curie. « À Taizé, avec les chants et le silence, vous allez à l’essentiel ; vous conduisez les jeunes vers une relation personnelle avec Dieu », l’a souvent félicité le pape avec qui il s’entretient en allemand. De même, Frère Alois se réjouit de ce que l’« opération Espérance », lancée il y a longtemps par Frère Roger, a pu permettre l’an dernier d’imprimer et de distribuer un million de bibles en chinois, avec l’autorisation des autorités. « Il est essentiel d’être proches de ce pays à l’évolution si rapide », poursuit-il en évoquant son voyage en 2009 dans l’empire du milieu. « Hier on allait à l’Est de l’Europe. Aujourd’hui, il nous faut aller plus loin ! »

CLAIRE LESEGRETAIN

(1) Éd. Presses de Taizé, 1997.
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