Sébastien de Courtois : « Je suis frappé par la capacité de résistance des Chrétiens d'Orient »
Il est LE spécialiste des chrétiens d'Orient. On doit à Sébastien de Courtois des ouvrages tels que Le nouveau défi des chrétiens d'Orient, d'Istanbul à Bagdad (J-C Lattès), Périple en Turquie chrétienne (Les Presses de la Renaissance), Chrétiens d'Orient sur la route de la soie, dans les pas des Nestoriens ou encore Les derniers Araméens, le peuple oublié de Jésus (deux livres publiés à La Table Ronde).
Quelques semaines après la tragédie de Notre-Dame du Perpétuel Secours à Bagdad, les attaques aux Philippines et au Nigéria lors de la Sainte Fête de la Nativité et après le terrible attentat d'Alexandrie, il revient pour nous sur la condition des chrétiens à travers le monde et plus particulièrement dans le monde musulman.
Entretien réalisé par Maurice Gendre
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Jacques Julliard a déclaré que les chrétiens sont les personnes les plus persécutées et les plus martyrisées au monde actuellement. Quel est votre avis ?
Je n’aime pas ce genre de généralités surtout lorsqu’elles s’appuient sur une émotion immédiate. Il y a bien longtemps que les chrétiens d’Orient sont persécutés, ce n’est ni nouveau – hélas –ni quelque chose d’inattendu. En terme de nombre, c’est cependant possible, car il faut voir les violences subies par les chrétiens en Inde, en Indonésie, en Malaisie, et même à certains égards en Chine, même si la situation change. L’émotion n’est rien sans un engagement intellectuel profond qui va avec. C’est bien que l’Express, le Nouvel Obs, ou BHL dans le Point s’émeuvent de ces attentats ignobles, mais cela me fait l’effet de convertis qui se veulent plus royaliste que le roi. Il y a des années que je traite le sujet avec d’autres chercheurs.
Quelle analyse faites-vous du carnage de Notre-Dame du Perpétuel Secours à Bagdad le 31 octobre dernier ?
Le constat d’une grande tristesse d’abord, puis celle d’un immense gâchis. On ne redira jamais assez l’horreur que fut l’intervention américaine : ajouter la guerre à la guerre pour atomiser encore plus une société fragile. Deux victimes : les femmes et les chrétiens, les premières à la maison, les seconds aussi. Il est trop tard pour pleurer. Il faut encourager le gouvernement actuel à rétablir l’ordre. Je suis frappé cependant par la capacité de résistance de ces gens, j’en ai croisé à Bagdad, dans le Nord de l’Irak ou encore à Istanbul où je me rends souvent. Tous gardent le moral, veulent oublier l’horreur du passé, et parlent de construire leur vie ailleurs, les jeunes surtout. Avez-vous vu la vigueur du recueillement le lendemain de l’attaque ? De même avec ce qui s’est passé à Alexandrie, le lendemain les jeunes étaient dans la rue, le dimanche suivant les églises étaient pleines.
La situation est-elle pire pour les chrétiens en Egypte, au Liban ou en Irak ?
Ne pas comparer pour ne pas juger. Le Liban est un pays en paix pour le moment et l’Égypte aussi. L’Irak non, une paix avec des voitures piégées cela n’existe pas. En termes de paupérisation, les Coptes d’Egypte sont en bas de l’échelle, avec une ancienne bourgeoisie qui résiste tant bien que mal. Au Liban, les chrétiens sont chez eux, à juste droit. Ils participent activement à la vie politique et ne vivent pas en statut d’infériorité... Cependant, les choses évoluent, le déséquilibre n’est pas le seul fait d’attentats ou de meurtres, il peut être plus insidieux. Le fanatisme religieux peut être aussi dans l’autocensure, d’où la vie débridée de la jeunesse actuelle – chrétienne et musulmane – de Beyrouth qui n’en peut plus...
Existe-t-il des pays au Moyen-Orient où les Chrétiens sont encore relativement protégés ?
Aucun chrétien n’est « protégé » pour ce qu’il est. Ils font bien dans le décor, c’est tout. Foncièrement, dans tous les pays traversés, je n’ai jamais ressenti le désir fou d’aimer « son » chrétien plus que celui de la simple tolérance... à condition qu’il reste à sa place. Un président copte pour l’Égypte élu démocratiquement, un chrétien dirigeant l’Irak, on peut toujours rêver. Alors que cela devrait être possible étant donné que dans ces deux pays, les chrétiens sont la mémoire de ces cultures... Ils ont juste manqué le tournant du VIIe siècle... Pour répondre à votre question, en Syrie, leur situation me semble plus intéressante. Les Alaouites – la famille Assad – sont une minorité religieuse issue de l’Islam chiite ; ils trouvent leur intérêt politique à « protéger » les autres minorités.
Quelles seraient les conséquences directes pour l'Orient d'un exode massif et définitif des derniers Chrétiens ?
L’ennui et la désolation. Le même effet que de visiter des ruines romaines.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la situation plus spécifique que constitue celle des Palestiniens chrétiens ?
Être arabe, palestinien et chrétien en même temps ce n'est pas facile. Surtout quand on aime la bière, comme celle qui est produite à Tayybeh, et qu’on espère en l’avenir. Il faut à la fois lutter contre les tendances islamisantes de la société palestinienne et les contraintes de la vie dans des territoires occupés. Il vaut mieux être de l’autre côté du mur, du côté israélien, où aussi, on les oublie, des chrétiens vivent, et plutôt bien. Il ne faut pas généraliser. J’ai plusieurs fois entendu des palestiniens, que ce soit à Jérusalem ou à Ramallah, me dire qu’ils ne voulaient pas d’un État palestinien. Je crois que les craintes sont partagées par toutes les communautés et que là encore la voix des chrétiens est différente. N’oublions pas les Arméniens et les Grecs qui possèdent les trois quarts de la vieille ville de Jérusalem et entendent bien s’y maintenir.
Quelles sont les principaux apports (scientifiques et philosophiques notamment) des Arabes chrétiens au monde ?
C’est un vaste sujet, mais les chercheurs s’accordent pour dire que l’apport des scientifiques, médecins et surtout des traducteurs issus du vieux monde chrétien ont été un maillon essentiel dans cette fameuse transmission des connaissances au monde arabe. Il faut voir aussi que le monde « chrétien d’orient » de l’époque s’étendait jusqu’en Asie centrale, en Chine et même en Inde, donc forcément des moines qui se déplacent avec leurs manuscrits et qui enseignent ça laisse des traces.
Quel rapport l'AKP en Turquie entretient-il avec les Chrétiens ?
Paradoxalement plutôt bon, sinon meilleur. Il faut dire que l’on partait de loin. Ils ont failli tous disparaître. Les laïcs kémalistes avaient mis en place une machine d’État pour achever un processus de spoliation des biens commencés en 1923 et qui continue d'une certaine façon. Les années noires sont- ont peut l’espérer derrière nous. Comme me l’a confié le patriarche œcuménique : “c’est la première fois que l’on répond à nos courriers”. L’AKP a compris que le temps des omertà politiques ne passe plus, qu’il faut “communiquer”, être bien vu. Je ne dis pas qu’ils ne font pas cette ouverture avec sincérité mais pour le moment les grandes décisions manquent. Même s’il y a eu des événements intéressants : célébration d’une messe le 15 août dernier au monastère grec de Suméla fermé depuis 1923, le 19 septembre à l’église arménienne d’Aghtamar sur le lac de Van et la rétrocession de l’orphelinat de Prinkipo au patriarcat grec cet hiver. Après tout ce n’est que justice. Le danger est que les membres de l’AKP au pouvoir jouent avec l’islamisme et aussi la rue qui ne fait pas la différence, les “chrétiens” sont toujours des étrangers potentiellement dangereux. Mais je fais confiance à la générosité et l’hospitalité des turcs, à la prise de conscience dans la classe intellectuelle et la jeunesse de ces problèmes.
Quels enseignements devons-nous tirer en Europe des malheurs qui frappent les Arabes chrétiens ?
Rien, sinon manifester un peu plus d’intérêt pour la culture de ces peuples martyrs, les accueillir dans la mesure de nos moyens sans menacer l’équilibre de leur vie sur place, dans leur pays où ils ont quand même vocation à rester. Je ne crois pas à la fin des chrétiens d’Orient. Si votre question est par rapport à l’Islam, je crois que les deux sujets sont différents, car les musulmans d’Europe n’ont-ils pas cherché aussi à quitter leurs pays d’origines ? Même si les raisons sont différentes, elles procèdent de dynamiques parfois similaires.
Propos recueillis par Maurice Gendre
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