dimanche 25 juillet 2010

La jeunesse et la genèse


Jean-Louis Tremblais

09/07/2010

Marco Polo a 17 ans lorsque son père et son oncle lui proposent de quitter la Cité des Doges, et de les accompagner   sur une galère marchande proche de ce «trabaccolo» traditionnel   pour un inoubliable voyage en Orient qui devait durer... 24 ans. (Eric Martin/Le Figaro Magazine)
Marco Polo a 17 ans lorsque son père et son oncle lui proposent de quitter la Cité des Doges, et de les accompagner sur une galère marchande proche de ce «trabaccolo» traditionnel pour un inoubliable voyage en Orient qui devait durer... 24 ans. (Eric Martin/Le Figaro Magazine)

C'est à Venise que commence le voyage de Marco Polo, fils de marchands entreprenants et aventureux. Certes, il est Vénitien, mais c'est sans doute à Korcula, une île de Dalmatie, que la famille a ses racines.

Nul n'est prophète en son pays. Marco Polo n'échappe pas à la règle. En dehors des saints, rares sont les célébrités ayant leur statue à Venise. Parmi ces privilégiés, on peut citer un souverain (Victor-Emmanuel II), un dramaturge (Goldoni) ou un mercenaire (Colleoni). Mais notre intrépide voyageur, pourtant le plus illustre des Vénitiens, est exclu du panthéon local. Il est vrai que l'auteur du Devisement ne s'étend ni sur son enfance ni sur ses racines. Sa date de naissance ? Il faut attendre le neuvième chapitre de son livre pour la connaître (ou plutôt la déduire), lorsque son père Nicolo revient d'Orient, en 1269:Ce qui le fait naître en 1254, dans une famille de marchands aisés probablement originaire de Dalmatie (nous y reviendrons), pratiquant le commerce international. Pour en trouver quelque menue trace, il faut donc s'écarter des circuits classiques et du Grand Canal.

Le ballet des péniches sur le Grand Canal ; chaque jour à l'aube, elles approvisionnent le marché du Rialto. (Eric Martin/Le Figaro Magazine)
Le ballet des péniches sur le Grand Canal ; chaque jour à l'aube, elles approvisionnent le marché du Rialto. (Eric Martin/Le Figaro Magazine)

La maison Polo se situait en effet à l'emplacement de l'actuel Théâtre Malibran, dans la Corte del Milion, quartier de Cannaregio. A la suite d'un incendie, le bâtiment a été reconstruit et n'offre rien de très évocateur. Au-dessus de l'entrée des artistes, une plaque indique sobrement:«Voilà ce qui fut la maison de Marco Polo, celui qui voyagea le plus avant dans les régions d'Asie et les décrivit. Par décret communal. 1881.» Les accompagnateurs la montrent à leurs groupes, et les gondoliers, à leurs clients. Lesquels regardent, admiratifs mais interloqués. On voit qu'ils peinent à se représenter Marco Polo dans le décor. Et pour cause : il faut imaginer ici, devant cette façade assez banale, un palazzo de style vénéto-byzantin (avec ses portiques, ses fenêtres aux arcs surhaussés et surmontés d'accolades), sur trois niveaux:un rez-de-chaussée, accessible par bateau, servant d'entrepôt ; un premier étage pour les bureaux ; un second étage pour le logement. Comme tous les citoyens de Venise, république maritime et mercantile, les Polo n'existent que pour et par le négoce. Ils vivent là où ils vendent. Et vice versa.

Lorsque Marco voit le jour, la Cité des Doges est en pleine expansion commerciale et territoriale. Depuis cent cinquante ans (1), les croisades de l'Occident sont pour elle une source d'enrichissement plus matériel que spirituel. Les croisés ont besoin de navires pour transporter leurs troupes jusqu'en Terre sainte. Le clergé aussi, pour y acheminer ses pèlerins accourant de tout le continent. Une aubaine:Venise propose ses galères (construites en série à l'Arsenal), ainsi que ses équipages aguerris, contre rétribution financière, attribution de comptoirs, de privilèges ou de monopoles. En 1204, la Sérénissime a même convaincu le pape de détourner la quatrième croisade vers Constantinople, dûment saccagée et dépouillée (les quatre chevaux en bronze de la place Saint-Marc faisaient partie du butin). La bannière du lion ailé flotte alors sur l'Adriatique, la Grèce, la Crète, Chypre, Rhodes, le Bosphore et la mer Noire. L'un des oncles Polo (dit Marco le Vieux) possède d'ailleurs un établissement à Soudak, en Crimée.

Marco suit le cursus de tout Vénitien bien né

Brocarts, damas, velours : la famille de Marco Polo vivait pour le négoce. Ici, la boutique de la manufacture de tissus Bevilacqua. (Eric Martin/Le Figaro Magazine)
Brocarts, damas, velours : la famille de Marco Polo vivait pour le négoce. Ici, la boutique de la manufacture de tissus Bevilacqua. (Eric Martin/Le Figaro Magazine)

Sans titre de noblesse mais fils de notables, le jeune Marco suit vraisemblablement le cursus de tout Vénitien bien né. Il doit apprendre le latin (utilisé pour les contrats), le calcul (ainsi que les tarifs, poids et mesures de tout produit), la rhétorique (art de persuader, indispensable chez un commerçant) et des rudiments de français (2). Pour complément d'éducation, il lui suffit d'errer par les ruelles et les quais. «Venise est alors moins étendue et très dissemblable, explique Christine Adam, médiéviste de formation et guide de profession. Les pavés sont des briques rouges disposées en arêtes de poisson. Le pont du Rialto est en bois. La nature a encore sa place. Au Campo Santa Maria Formosa (du nom de l'église Renaissance qui s'élève sur cette place, ndlr), on organise des combats entre des hommes vaillants et des ours capturés sur la terre ferme. Les animaux (bétail, volailles, etc.) côtoient les humains. Certains citoyens circulent à cheval (les chevaux seront interdits au XVIIe siècle, l'étroitesse et l'encombrement des rues rendant l'équitation dangereuse). On peut y croiser toutes les nationalités, chacune ayant son propre quartier:les Dalmates, les Allemands, les Albanais, les Arméniens, les Turcs, les Grecs, les Juifs, les Arabes, les Persans. » Mais la grande affaire de Venise, c'est le départ des expéditions vers le Levant. Toute une littérature spécialisée prépare au voyage. Ces « guides pour pèlerins » sont écrits et copiés en dialecte par des survivants de l'odyssée. Ils utilisent le « tu » familier et fourmillent de conseils pratiques:vêtements à emporter, vie à bord, consignes de sécurité, description des escales. Il y a les choses à faire:«Se munir de deux bourses : l'une pleine de 200 ducats, l'autre pleine de patience » (dixit le Milanais Santo Brasca). Et celles à ne pas faire:fréquenter les bordels de Corfou, où sévit le« mal franzosa » (maladie vénérienne).

Deux fois l'an, à la belle saison (météo oblige), le Sénat fixe la date des convois placés sous escorte armée. L'appareillage donne lieu à un rituel immuable. Le jour J est annoncé à la populace par des affichettes sur le pont du Rialto et par des aboyeurs sur la place Saint-Marc. Réunies sur la Riva degli Schiavoni (le quai des Dalmates), les galères sont bénies par des curés qui invoquent les noms de tous les saints. Elles font quarante mètres de long, cinq de large. Pas de toit pour s'abriter. Un ou deux mâts. Deux cents rameurs:rien que des volontaires, Dalmates de préférence (justement appréciés pour leur robustesse et leur endurance), bien nourris et bien payés. Ni boussole ni carte. On s'en remet au compas, aux « huit vents » et au Seigneur tout-puissant...

Marco Polo serait un enfant de l'émigration économique

Les remparts de la vieille ville de Korcula. C'est en participant à une bataille navale au large de cette île que Marco Polo fut fait prisonnier par les Génois... (Eric Martin/Le Figaro Magazine)
Les remparts de la vieille ville de Korcula. C'est en participant à une bataille navale au large de cette île que Marco Polo fut fait prisonnier par les Génois... (Eric Martin/Le Figaro Magazine)

Lorsqu'il embarque pour Saint-Jeand'Acre, à l'été 1271, Marco Polo n'est plus spectateur mais enfin passager. Cap à l'est ! Dans l'Adriatique, les Vénitiens sont en terrain connu, puisqu'ils contrôlent l'Istrie (d'où ils importent la pierre qui donnera tant d'éclat à leur cité) et la Dalmatie, au sud de la Croatie. Première étape:Raguse (Dubrovnik). Avant d'y arriver, la noria de galères s'engouffre dans un étroit canal. A babord, la péninsule de Peljesac. A tribord, l'île de Korcula. Et un port fortifié, éponyme, qui surveille le détroit. Marco Polo l'ignore, mais c'est ici que va se jouer son destin... vingt-sept ans plus tard ! Car sans la bataille navale de Korcula (3), à laquelle il participa et où il fut capturé en 1296, il n'aurait pas rencontré Rustichello de Pise, dans sa prison génoise. Le Devisement du monde aurait-il alors vu le jour ? Les « merveilles » racontées par oral auraient- elles franchi la lagune de Venise si elles n'avaient pas été consignées par écrit ? On peut en douter. Verba volant, scripta manent. En ce sens, Korcula vit la genèse du livre, donc du mythe.

Mais, pour les autochtones, cette filiation est plus que littéraire. Elle est charnelle. Depuis toujours, à Korcula, on présente une vétuste demeure comme «celle de Marco Polo». Peu crédible, car les murs datent du XVesiècle. Elle vient néanmoins d'être acquise par la municipalité, qui attend les fonds nécessaires pour la rénover et la transformer en musée. On montre aussi un cachot, entre la tour Revelin et celle du gouverneur, doté d'une inscription rappelant que Marco Polo y fut emprisonné avant d'être transféré à Gênes en 1298. Plus plausible. Une chose est certaine : sur l'île, le patronyme du voyageur est aussi répandu qu'attesté, et ce, depuis le Moyen Age. Il figure dans plusieurs documents : cadastres, actes de cession ou de mariage. Ainsi que dans les cimetières qui, eux, ne mentent pas !

Pour Vladimir Depolo, avocat et historien, incollable sur le sujet, la cause est entendue:«En 1254, il existait déjà un état civil à Venise. Or, il ne mentionne pas la naissance de Marco Polo. Je trouve cela étrange. A Korcula, nous n'avions pas encore de registre. Donc, je ne peux rien prouver. Mais, dès 1400, les documents officiels font apparaître le nom de Polo, d'abord sous la forme slave De Pavlovic, puis De Paulis (latine), Di Polo (vénitienne), et enfin Depolo (croate et actuelle). Par ailleurs, Korcula était réputée pour deux choses : ses chantiers navals et ses tailleurs de pierre. Les ouvriers de Korcula étaient bien mieux rémunérés à Venise et à Raguse : ils ont commencé à émigrer vers le XIIe siècle. Dubrovnik a été entièrement construite avec nos pierres. Quant à Venise, il suffit d'étudier sa toponymie pour mesurer l'implantation des “Schiavoni”, ainsi qu'on nous appelait. Selon moi, Marco Polo est un enfant de cette émigration économique.»

En attendant la preuve qui ne viendra jamais (4) , les habitants veulent le croire. A Korcula, Marco Polo a son café, sa taverne, son hôtel et même son vin : un posip blanc Cuvée spéciale. Et ce n'est pas uniquement de la récupération touristique. Paradis naturel et mine de trésors (la vieille ville est un pur joyau architectural et artistique), l'île n'a pas besoin d'une publicité supplémentaire. Au fond, qu'il soit d'ici, de Venise ou d'ailleurs, peu importe : ce qui compte chez Marco Polo, ce n'est pas d'où il vient mais où il va...

(1) La première croisade fut lancée en 1095 par le pape Urbain II. (2) Suffisamment pour comprendre et parler le sabir des échanges en vigueur au Proche-Orient, un mélange francovénitien appelé lingua franca. (3) En 1296, une bataille navale opposa la flotte de Gênes à celle de Venise dans le détroit de Peljesac. Les Génois l'emportèrent grâce à leurs arbalétriers. Ils coulèrent 18 galères vénitiennes, en saisirent 66 et firent plusieurs milliers de prisonniers, dont Marco Polo. On peut supposer que ce dernier, navigateur expérimenté (c'était après ses voyages), commandait un bâtiment, mais rien ne permet de le vérifier. (4) Pas sous forme de test ADN, du moins. A sa mort, en 1324, Marco Polo a été enterré au côté de son père, dans un tombeau de famille, sous le porche de l'église San Lorenzo, à Venise. A la suite de l'occupation napoléonienne (1806-1813), ses restes ont été dispersés. Quant à l'église, elle est fermée pour restauration depuis... un siècle.

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