« La genèse de l'histoire »....
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Portemont, le 21 novembre 2010
Les sciences auxiliaires de l’histoire
Cette locution recouvre l’ensemble des disciplines scientifiques qui doivent s’intégrer à un groupe d’études et de recherches. Même s’il persiste dans le langage commun une distinction aujourd’hui périmée entre sciences dures et molles, chacune est illustrée par des chapitres de son passé susceptibles d’éclairer les autres afin de s’intégrer dans un faisceau accroissant la pertinence de la démonstration historique. Au plus fort de la crise provoquée par l’École de Annales, cette dernière a prétendu à l’hégémonie, créant justement cette notion de science auxiliaire de l’histoire. Or, les disciplines autonomes démontrent aisément la démarche doctrinale prônée par Bloch ou Le Goff. Par exemple, la science héraldique née au XIIe siècle n’a aucun prestige à envier à la science historique, voire peut arguer d’une origine aussi ancienne et d’une précision scientifique aussi sure que la plus précise des autres sciences dites auxiliaires, comme la démographie. Encore cette dernière est-elle soumise à une méthode de collecte d’informations qui ne lui donne qu’une antériorité très limitée. D’autres sciences dites auxiliaires de l’histoire, comme celle de la religion, de la guerre, de l’art, pourraient-elles aussi renverser la proposition et ne considérer l’histoire généraliste que comme un appui à leur propre démonstration ?
Jűnger, Ernst, écrivain (1895 – 1998) – Portrait. Photo de Ursula Litzmann, 1947. Crédit : akg-images. |
Depuis l’instauration du matérialisme dialectique dans le schéma de pensée occidentale, malgré sa remise en cause lors de la chute du mur en 1989 et l’effondrement de l’URSS, le monde scientifique répartit les disciplines entre les sciences prétendument exactes dites « dures » et des sciences dites sociales, appelée « molles ». Ce distinguo remonte à l’époque de Curie et des compagnons de route du parti, instaurant un nouveau modèle de surhomme : le physicien nucléaire soviétique. Il fallait naturellement être les trois à la fois sous peine d’être disqualifié. C’est également l’époque des réformes scolaires survalorisant les maths et la physique au détriment des humanités. Peu importe si les sciences dures peuvent à la longue se récuser, voire se ridiculiser, puisque la contradiction dialectique fait partie des dogmes de leur prétendue objectivité. Copiant ce modèle, les sciences sociales, dites aussi sciences humaines au nom d’une unité présumée et doctrinale de l’humanité, comprennent désormais l’histoire. Cette dernière s’efforce de replacer une figure dogmatique qui s’appelle l’Homme, au nom de l’anthropocentrisme affranchi de Dieu, dans des sociétés collectives et non collégiales, par un travail d’interprétation dépourvu de repères de la foi, au nom d’un principe d’impartialité. Cet homme indifférencié n’a pas d’histoire à incarner, puisqu’il est à l’opposé de la figure, la Gestalt de Ernst Jünger. L’historien tente d’établir des éclairages croisés de perspectives, analyser les sources éparses, tenir compte de la subjectivité des observateurs, surmonter ses propres contradictions selon un modèle marxiste. Tout historien, y compris celui qui récuse le marxisme, est prisonnier du modèle, sous peine d’être taxé de superstition. Il devra en toutes circonstances s’effacer devant le mathématicien et le physicien, surtout depuis la disparition du latin comme mode de sélection des médecins et d’autres professions, suite à un tournant amorcé dès mai 68 et la réforme d’Edgar Faure.
Introduire coûte que coûte des événements scientifiques naturels dans le débat historique est apparu à certains comme une garantie de l’objectivité grâce au label scientiste, comme si les sciences dures pouvaient imprimer le sceau de la certitude froide. Le débat n’est pas nouveau ; à divers degrés, il s’est instauré depuis les Lumières. Sous la révolution, à l’époque à laquelle la notion de restauration universelle de la mécanique cosmique passionne les esprits qui se disent éclairés, plusieurs savants estiment que l’histoire obéit à des phénomènes mécaniques, qu’elle peut donc en quelque sorte être réduite en équation. Le plus fanatique partisan de cette doctrine, le mathématicien Laplace, dans son Essai philosophique sur les probabilités, affirme : « tous les événements, ceux mêmes qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil (Essai philosophique sur les probabilités page 32, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1986) ».
Pierre-Simon Laplace |
Une certaine école française d’essence nominaliste et néoplatonicienne s’acharne à traduire l’univers visible et invisible en équation. Laplace parmi les plus implacables, d’Abbadie parmi les plus farfelus, veulent impérativement réduire la Création en nombres régulateurs. Napoléon lui-même ne voulait-il pas traduire l’amour en équation ? Ce n’est pas un hasard si l’empereur a confié la grande maîtrise de son ordre impérial de la Légion d’honneur au physicien inventeur du mètre étalon, une sorte de grand prêtre du système métrique et décimal destiné à s’imposer à toute la planète au nom de l’utopie. Admirateur du scientisme appliqué à l’histoire, Fustel de Coulanges, auteur de La cité antique, contempteur du droit divin et de l’apport des mondes nordiques à la civilisation, veut instaurer un système normatif et une dictature de la pensée. Par bonheur, les savants français ne comptent pas que des policiers de l’histoire et des fétichistes du syllogisme ; il existe ceux qui tiennent encore à reconnaître l’intervention de la Providence, ou tout au moins l’invisible et l’impondérable, comme le comte de Boulainvilliers et Joseph de Maistre.
Joseph de Maistre |
Pour eux, échapper à la causalité, considérer l’espace et le temps comme des composantes dignes d’intérêt ne doit pas inciter à tirer une loi à partir d’un simple exemple. Désormais, les Annales ayant démontré leurs limites et leur nature profonde de négation réactionnaire à l’égard de vingt-cinq siècles tempérés par la foi et la raison, de figures homériques et de chevalerie franque chères à René Grousset ; tout ayant été noyé dans la boue, le sang et les sanies des tranchées, il n’y avait plus guère que Gabriele d’Annunzio pour retrouver le souffle épique des aèdes, l’histoire étant tombée entre les mains de statisticiens glaciaux. L’histoire échappant aux schémas européocentristes, chaque aire de civilisation pouvait dès lors susciter sa propre école. Bien avant les indépendances de 1960, le panafricanisme se manifeste le premier. Le Sénégalais Cheikh Anta Diop, mais surtout après lui le Burkinabé Ki Zerbo, démontrent comment l’histoire peut en certaines circonstances tenir compte de sources écrites peu abondantes et lui substituer avec profit les mythes et les légendes que l’on peut inscrire dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire dans la causalité, grâce à un arsenal scientifique très élaboré et aux laboratoires élargissant la notion de sources.
Joseph Ki-Zerbo - 1922-2006- est le premier Africain agrégé d’Histoire à la Sorbonne à Paris. Ancien patron du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (CAMES), il a enseigné dans plusieurs universités africaines et françaises. Auteur de nombreux livres sur le développement endogène, il a été le directeur scientifique des deux volumes de l'Histoire générale de l'Afrique, publié par l'Unesco. Depuis leur publication, ces derniers ouvrages sont devenus «la bible» des étudiants africains en Histoire. |
L’Afrique a produit aussi des hommes comme maître Abdoulaye Wade : rares sont les esprits universels, qui comme à l’époque que Pic de La Mirandole, s’illustrent dans les sciences, les arts, les lettres, et plus particulièrement le droit, l’économie, les mathématiques, l’histoire, conjuguant les savoirs sans la lourdeur d’un appareil critique soumis aux sources. La maladresse commise à Dakar le 26 juillet 2007 par un politicien français prétendant que l’homme noir n’avait pas d’histoire est dénoncée par des découvertes tangibles. Non seulement les empires du Ghana et du Zimbabwe sont désormais inscrits dans les programmes pédagogiques, mais il faudra bien reconnaître un jour que l’empire d’Axoum fut aussi important pour la chrétienté que l’aire nestorienne en Asie centrale et le Saint-Empire romain germanique donnant son visage à l’Europe de demain.
Aksoum et l'Arabie du Sud à la fin du règne de GDRT au IIIe siècle. Les routes maritimes, pour le commerce de la soie et des épices, autour de l'Arabie et du sous-continent indien furent la spécialité d'Aksoum pendant près d'un millénaire. |
Saint Louis ne s’y était pas trompé en débarquant en Égypte en 1246 et en Tunisie en 1270, lorsqu’il voulut opérer une jonction avec le royaume du prêtre Jean, n’en déplaise à l’École des Annales.
Sans aucun complexe, le panafricanisme se présente comme une doctrine historique au service d’un paradigme.
Les sources : fiabilité ou illusion ?
Quand il s’agit d’examiner le passé, les quatre questions primordiales se résument à : Où ? Quand ? Comment ? Quoi ? Ces interrogations nécessaires et suffisantes fixent la méthode. Dès que s’introduit le terme barbare de méthodologie, il faut commencer à se méfier. Chaque discipline doit conserver son autonomie sous peine de perdre sa substance et sa pertinence. L’un des esprits les plus brillants s’en est aperçu en 1941 : Jérôme Carcopino a réformé l’enseignement de l’histoire et de la géographie en séparant nettement les deux.
Il a observé que l’École des Annales avait fait partie du lent travail de sabotage et de démoralisation ayant provoqué le cataclysme métaphysique et mortifère de juin 1940. Il a noté dans son impérissable ouvrage La basilique pythagoricienne de la porte majeure à Rome combien les sociétés de pensées aux doctrines utopiques et aux schémas normatifs sapent l’organisme vivant qu’est une société. Celles-ci, outre les questions « Où ? Quand ? Comment ? Quoi ? » ne peuvent s’empêcher d’y ajouter « Pourquoi ? », dont découlent des conclusions favorables à l’histoire linéaire et matérialiste. Elles faussent toutes les perspectives, adultèrent les enquêtes, tronquent la lecture des sources.
D’Annunzio, Gabriele (1863 – 1938). Document colorisé. Crédit : akg-images |
Parmi les plus difficiles à manier se trouvent les sources documentaires qui, à l’origine, n’étaient pas destinées à éclairer les historiens, mais à étoffer les archives d’organismes administratifs d’autrefois. Par exemple, saurions-nous pourquoi les femmes mariées doivent porter le voile à la ville et à l’église, tandis que les fillettes et les dévergondées peuvent se promener cheveux au vent, si nous ne connaissions pas la tablette cunéiforme n°40 de Teglatphalazar ?
Née en 1914, sous l'Empire ottoman en plein déclin, Mme Cig, à la retraite depuis 1972, a notamment permis le déchiffrage de plus de 3 000 tablettes d'écriture cunéiforme qui ont tardivement livré leurs secrets historiques. |
Plus les périodes sont récentes, plus les sources abondent, voire encombrent l’analyse, parce que les chercheurs ont tendance à privilégier l’écrit aux autres informations, comme les fouilles archéologiques. Il faut se montrer particulièrement prudent dans la critique des sources. Par exemple, les premiers à douter de la tradition, les moines bollandistes et mauristes du Grand Siècle, ont conduit à des catastrophes, comme de détruire le mythe fondateur de la royauté franque. Déjà Grégoire de Tours avait émis un doute relatif à saint Denis, affirmant que trois siècles séparaient l’aréopagite et le martyr décapité à Montmartre. En privant le royaume de son principal saint protecteur, il ôte à Paris sa valeur d’icône d’Athènes et prive les Francs de leur rang de nouveau peuple élu. Si le hasard n’est que la Providence voyageant incognito, pourquoi ne serait-ce pas le même saint Denis qui aurait quitté la colline des harangues pour celle où saint Ignace devait connaître la révélation seize siècles plus tard ? À force de trop critiquer les sources, l’on finit par prendre pour parole d’évangile de simples témoignages écrits, nonobstant leur fragilité proverbiale. A contrario, il y a parfois des archives réputées fabriquées – comme celles du cabinet Courtois et Letellier – qui s’avèrent authentiques à la lumière de l’expérience récente en paléographie et sigillographie, comme la fameuse salle des croisades au château de Versailles. Quant aux historiens militaires, ceux-ci sont les mieux placés pour savoir qu’un rapport déclassifié du Secret-Défense peut s’avérer complètement faux, soit qu’il ait été destiné à monter une intoxication du renseignement, soit qu’il couvre artificiellement une autre opération restée secrète, soit qu’il oblige le commandement à manœuvrer en fonction des contraintes du politique. S’il n’y avait pas du sang et des souffrances liés à de tels documents, ils en seraient presque comiques, comme le montre le talent de narrateur de Sir Basile Liddell Hart.
Il n’est possible non plus d’accorder une confiance aveugle à des témoignages concordant. « Testis unus testis nullus », dit le jurisconsulte, sans pour autant être abusé par l’impartialité des témoins. Monde à part, les forces armées obéissent à leur logique propre, que l’historien a grand’ peine à transcrire, à commencer par la mystique de la camaraderie, lui qui n’a connu qu’une concurrence féroce dans sa carrière et ses publications. La communication s’avère d’autant plus difficile, dans cet univers comme dans d’autres métiers, que les historiens militaires encore vivants, surtout s’ils sont vétérans des dernières campagnes coloniales, professent une supériorité à peine voilée à l’égard des généralistes ; il s’agit sans doute de l’imitation implicite des chroniqueurs des croisades, ceux qui écrivaient l’histoire à la pointe de la lance et avec leur propre sang. Il s’en trouve un ultime écho chez les membres de l’ »Association des écrivains combattants » ayant voulu maintenir la solidarité des tranchées après 1919, à défaut d’imposer la « trincherocrazia » chère à D’Annunzio. Cela n’empêche pas les professionnels de la recherche de toiser les vétérans, les qualifiant d’autodidactes, selon un réflexe caractéristique remontant à la Renaissance, époque à laquelle les lettrés affectèrent de mépriser le travail manuel.
Une certaine façon d’écrire l’histoire : l’historiographie.
Comment traduire les faits passés en langage intelligible ? Une part de subjectivité devient nécessaire dès qu’il s’agit d’écrire l’histoire. Selon la teinte et le style de la rédaction, les « signaturæ » – au sens que leur donne Jakob Böhme – permet de détecter de quel contexte elle est issue. Parmi les premiers historiens de l’histoire, les Allemands ont donné le nom de « Geschichtswissenschaft », c’est-à-dire de pensée historique, terme plus précis que l’historiographie. Il permet de mieux comprendre pourquoi la polémique ou le parti pris d’un ouvrage historique est le plus souvent dissimulé sous une apparente objectivité, alors que le même historien peut démasquer ses intentions et la mentalité profonde grâce à un traité d’historiographie.
En mars 2008, Benoît XVI signale la crise que traverse l’historiographie:
« Le danger s’accroît dans une mesure toujours plus grande en raison de l’importance excessive accordée à l’histoire contemporaine, en particulier lorsque les recherches dans ce secteur sont conditionnées par une méthodologie inspirée du positivisme et de la sociologie. Par ailleurs, d’importants domaines de la réalité historique, voire des époques entières, sont ignorés. Dans de nombreux programmes d’étude, par exemple, l’enseignement de l’histoire ne commence qu’à partir des événements de la Révolution française. Le produit inévitable de ce développement est une société qui ignore son propre passé et qui est donc privée de mémoire historique. Chacun se rend compte de la gravité d’une telle conséquence: comme la perte de la mémoire provoque chez l’individu la perte de l’identité, de manière analogue ce phénomène a lieu pour la société dans son ensemble ».
Pic de la Mirandole (1463 – 1494). Humaniste et philosophe italien. Gravure sur bois de Tobias Stimmer (1530 – 1584). Berlin, coll. Archiv f.Kunst & Geschichte. Crédit : akg-images. |
… A suivre
par Philippe Lamarque et le colonel Mamadou Lamdou Touré...
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